Vingt ans après le roman The Corrections qui l’a rendu célèbre, Jonathan Franzen se lance dans une trilogie avec son roman Crossroads. Comme toujours, il dissèque les secrets d’une famille d’Américains blancs, cette fois dans la banlieue de Chicago durant la guerre du Viêtnam. En entrevue, le chantre du Midwest aborde la religion, la culpabilité et l’avortement, thèmes prédominants de Crossroads.

Q : Pour la première fois, vous avez un personnage principal de pasteur.

Je n’ai jamais été très religieux. Mais récemment, à Berlin, un intervieweur m’a fait remarquer que les trois préceptes de Crossroads, le groupe de pastorale jeunesse dans mon roman, sont au cœur de mon activité d’écrivain : honnêteté, affrontement et amour inconditionnel. L’honnêteté est un correctif aux mensonges confortables qu’on retrouve dans les médias. L’affrontement est de rechercher la manière la plus dramatique, le conflit. L’amour inconditionnel est plus difficile pour moi. Mais c’était mon but avec Crossroads, essayer de trouver une manière d’aimer tous mes personnages. J’y pense depuis des décennies, mais c’est seulement avec Crossroads que j’y suis arrivé.

Q : Pourquoi y êtes-vous arrivé maintenant ?

Ça a coïncidé avec l’atteinte de l’âge que mes parents avaient quand je les ai vraiment connus, adolescent et jeune adulte. Ils m’ont eu tard, donc c’était quand ils avaient fin cinquantaine, début soixantaine. Je me suis évidemment rebellé contre mes parents, j’ai choisi une carrière qu’ils désapprouvaient, j’étais certain qu’ils avaient tort sur toute la ligne. À 63 ans, je réalise combien ils avaient raison sur plusieurs points. Ils n’étaient pas religieux, mais allaient à l’église par foi en la communauté et parce qu’ils trouvaient que l’éthique du Nouveau Testament était correcte. La bonté était leur religion. Avec, dans le cas de mon père, une honnêteté brutale.

Q : Justement, dans les dernières années, vous avez fait la manchette en comparant le mouvement environnementaliste aux puritains et en affirmant que vous préfériez une spiritualité plus proche de François d’Assise avec votre passion pour les oiseaux.

Il est difficile de ne pas remarquer la manière dont l’Amérique, en abandonnant le christianisme, a adopté plusieurs dogmes qui ressemblent à l’éthique du christianisme libéral. Le sentiment de culpabilité est toujours au centre de ces dogmes.

Q : Dans vos quatre derniers romans, on pourrait dire que le patriarche faillit.

Je dirais plutôt que dans Crossroads, Russ est faible et se sent inférieur. [Longue hésitation.] Je me suis toujours intéressé aux histoires de pères et de fils. Mon père me faisait peur. Il nous donnait la fessée. Il était extrêmement intelligent, se fâchait rapidement. Mais en dessous, il était très seul et peu sûr de lui. Il était un deuxième enfant, il n’était pas le préféré, mais il ne s’est jamais rebellé. Des hommes de ce genre essaient d’être bons, de se conformer à la masculinité, même s’ils sont remplis de doutes. J’ai de tels personnages dans tous mes romans.

Q : Quelle importance a le doute pour vous ?

Un écrivain ne sera jamais très bon s’il ne doute pas. Le travail implique de douter, d’être sceptique face à ses propres certitudes et celles des autres. C’est très différent du doute religieux, qui se demande pourquoi Dieu l’a abandonné. En littérature, le doute mène à la vérité.

Q : Et la culpabilité ?

Je trouve que ce n’est pas un concept très utile. C’est pour ça que je suis plus proche des versions plus dures du christianisme, comme le catholicisme. On y présume que tout le monde est coupable. Si on considère qu’on doit agir pour ne pas être coupable, comme dans le domaine environnemental ou des relations raciales, souvent on va prendre les mauvaises décisions. Ou alors on va rendre agressifs ceux qu’on désigne comme les coupables, mais qui ne voient pas trop comment se débarrasser de leur culpabilité.

Q : Votre roman a un personnage de femme hantée par un avortement et la traduction en français paraît juste après le jugement Dobbs de la Cour suprême invalidant Roe c. Wade.

J’ai écrit avant Dobbs, évidemment. Deux des six personnages principaux de mes romans ont eu un avortement, c’est à peu près réaliste. Je ne fais pas de commentaire sur la question, même si j’ai ma propre critique de Dobbs et de Roe c. Wade, qui sont tous deux problématiques. Je me méfie des extrêmes. On peut tous s’entendre que l’infanticide est mal, mais la plupart des personnes raisonnables n’ont pas de problème avec la pilule du lendemain. Donc on peut penser que l’avortement est délicat si on approche de la viabilité. La plupart des pays de l’Occident ont réussi à trouver un équilibre, mais pas nous, à cause de notre environnement politique toxique.

Référence à George Eliot

Le sous-titre de l’édition anglaise est A Key to All Mythologies, ce qui est le titre d’un ouvrage écrit par un personnage de Middlemarch, célèbre roman de George Eliot. A Key to All Mythologies est un projet jamais terminé de recension des mythologies du monde par le personnage Edward Casaubon de Middlemarch. « C’est une blague, ça fait référence au fait qu’on a évacué la religion de la vie publique américaine, tout en la remplaçant par d’autres mythologies, dit Jonathan Franzen. C’est, comme dans Middlemarch, un projet qui ne finira jamais. Ce personnage est mon préféré de Middlemarch. L’un de mes problèmes avec Eliot est qu’elle est moralisatrice. Mais elle ne traite pas Casaubon comme ça. Il n’est pas bon ou mauvais, il est simplement un personnage triste. Moi aussi, je ne juge pas mes personnages, je les représente, tout simplement. »

Crossroads

Crossroads

Éditions de l’Olivier

801 pages

8/10