Paul, le fils de Caroline Dawson, allait bientôt avoir 7 ans. « Et j’étais tellement bouleversée, je commençais à capoter. Je réalisais à quel point j’étais toute petite », se souvient l’écrivaine à propos de l’âge qu’elle avait, elle, au moment où sa famille a fui le Chili. L’autrice de Là où je me terre se raconte à son fils, afin de lui léguer autre chose que la honte, dans Ce qui est tu, son premier livre de poésie.

C’est le mari de Caroline, ce mercredi-là, qui nous ouvre la porte de leur demeure du Plateau Mont-Royal. Le grand – très grand – monsieur est l’image même de ce que vous vous imaginez d’un Suédois. Caroline manœuvre son fauteuil roulant jusqu’au salon.

Leur chat, Chacal, grimpe sur le canapé, pendant que sa maîtresse, un grand sourire de lumière au visage, explique qu’elle est cette semaine en pause de cette chimiothérapie à laquelle elle doit se soumettre afin de chasser le cancer avec lequel elle vit depuis l’été 2021. Mais nous sommes là pour parler de littérature et c’est ce que nous ferons.

Nos regards se déposent sur la photo de son fils, Paul, qui en couverture de Ce qui est tu, brandit une belle grosse bibitte. Longtemps, le petit Paul a répondu à la question « Tu viens d’où ? » qu’il est de Stockholm, une réponse pas complètement fausse, mais qui provoquait néanmoins rires et sourcillements chez ses interlocuteurs, le garçon ayant le même teint basané que sa mère, pas du tout celui d’un Scandinave. « Alors que ma fille, qui est blanche comme son papa, ne se fait jamais demander d’où elle vient », s’empresse de préciser notre hôtesse. Ah bon.

« confusion on ne veut pas connaître/son lieu de naissance sa langue sa culture/son père suédois/les gens qu’il aime/les forêts qui l’habitent et les mots/qu’il fait siens//chrysalide dorée ne se doute pas/en pointant sa mélanine/enfant/ils demandent/c’est quoi ta race », écrit Caroline Dawson.

Pas de raccourci

Mais un jour, dans la ruelle, Paul répond à un passant qui l’interrogeait sur ses origines que sa mère est chilienne. « Le petit avait compris, peut-être inconsciemment, c’était quoi la vraie question », se rappelle la maman attendrie. « Mais “Ma mère est chilienne”, qu’est-ce que ça veut dire ? Il y a une histoire qui va avec ça ».

Une histoire que Caroline Dawson avait jusque-là reléguée au silence, laissant à son mari tout le terrain de la transmission. « Mon chum, qui est issu de la noblesse, parle aisément de leur arbre généalogique aux enfants, il leur dit des choses comme “Vous savez, vous êtes reliés à Charlemagne”, ce qui fait que les enfants ont un très fort sentiment d’être suédois, pendant que moi, je fermais ma gueule. »

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Caroline Dawson

C’est comme si mon histoire était honteuse. En ne leur léguant rien, je leur léguais la honte.

Caroline Dawson

Mais comment raconter la dictature, « les fachos, les lacrymos, les guanacos, le venin des scorpions, la torture, les assassins, les disparus » à un gamin de 7 ans ?

« J’essayais de lui dire des choses pour lesquelles il n’avait pas encore de questions, mais pour lesquelles il avait des questions périphériques. Il me disait des phrases comme : “Maman, quand t’étais petite, t’étais pauvre, mais pas pauvre-pauvre, han ?” Et ça se passait en plein milieu d’un souper, parce qu’avec les enfants, on ne peut pas choisir de vivre un moment magique, il n’y a pas de raccourci. Ça fait juste arriver. »

Le nécessaire désherbage

Écrit en parallèle de Là où je me terre, son premier roman Cendrillon paru en 2020, Ce qui est tu en est en à la fois la suite et l’antépisode. Composé de longs poèmes narratifs, le recueil entremêle instantanés hochelaguiens et méditations sur le legs, remonte le fil du temps jusque dans les ruelles où la jeune Caroline devait contourner les seringues souillées, tout en étant imprégné de la joie d’une mère qui, à travers le regard de son fils, renoue avec l’acte vivifiant de s’émerveiller.

« me vois-tu mon cœur de pomme / désherber / le territoire en moi », écrit-elle au sujet de ce processus intime de tri – de ses douleurs, de ses colères, de ses souvenirs – qui s’impose lorsqu’on l’on souhaite se dire le plus authentiquement possible à quelqu’un qu’on aime.

 Quand on est immigrant et que les gens nous posent certaines questions, il y a une cassette qui part. On va leur donner les mêmes réponses convenues, pas trop choquantes, et ça marche chaque fois. Mais ce n’est pas la même chose quand tu as un petit gars qui te regarde. Il a vraiment fallu que je fouille et que j’enlève les mauvaises herbes.

Caroline Dawson

Enfant, l’écrivaine et sociologue savait déjà intimement que la pauvreté de plusieurs de ses amies n’était pas la même que celle de sa famille, où on partageait chaque soir un même repas, pendant que chez les voisins, on soupait aux collations.

Dans un des passages les plus bouleversants du recueil, Caroline croise avec son petit Paul un camarade d’une autre époque, devenu itinérant, un « homme en décombres » qui ne la reconnaît pas du tout. Bien que démunis, les parents de Caroline, en lui martelant l’importance de l’éducation, lui auront permis de se projeter dans un horizon. « J’avais conscience que ce n’était pas pareil chez moi, qu’on était chanceux. » À son fils, il fallait aussi transmettre l’indignation face à l’injustice, la conscience de ses privilèges.

« le printemps / dans la peau / me regarde sans pleurer / nous parlons de ce que nous deviendrons / demain m’habite déjà » : ce sont les derniers vers du recueil, parce que Ce qui est tu est d’abord et avant tout un livre d’espoir, celui qui grandit en nous au contact des enfants.

« J’ai l’impression qu’ils sont bien moins encarcanés que nous, qu’ils vont se défaire de plein de structures qui ont peut-être déjà été utiles, mais qui sont devenues oppressantes, observe Caroline. Quand je vois à l’école de mon fils comment ils parlent de la question du genre, c’est évident qu’il y a des choses qui pour eux sont réglées. C’est peut-être leur en mettre beaucoup sur les épaules, mais je pense que c’est eux qui vont sauver les meubles. »

En librairie le 15 février

Ce qui est tu

Ce qui est tu

Triptyque

96 pages