Dans cette série, notre collaborateur Jérémie McEwen nous présente des essayistes qui pensent le monde contemporain

J’ai lu ce livre, Le contrat racial, comme je lisais il y a 20 ans les classiques de philosophie à l’université. En trouvant les idées présentées fort pertinentes, mais en soupirant un peu.

C’est un livre dense, un vrai traité de philosophie, avec lequel j’étais loin de tomber amoureux comme je peux le faire ces jours-ci avec des essais littéraires. Néanmoins, en le redéposant, je me suis dit : voilà une nouvelle lecture obligatoire pour tout penseur digne de ce nom, et voilà un nouveau nom d’auteur qui se retrouvera au tableau de mes propres cours au cégep jusqu’à la fin de ma carrière.

Le livre peut être résumé par trois idées.

1. Nous sommes tous signataires tacites d’un contrat avec l’État qui assure notre sécurité. Ce contrat (appelez-le la Constitution du pays, si vous voulez) nous donne des droits, des devoirs, etc. Cette première idée est empruntée aux théoriciens classiques du contrat social, Hobbes et Rousseau à leur tête. Charles Mills critiquera sévèrement ces théoriciens, mais demeure attaché profondément à cette idée de contrat.

2. Le contrat social classique se prétend neutre et abstrait, c’est-à-dire que personne ne s’est vraiment assis à une table pour dire « oui, je signe » le jour où il obtient son permis de conduire, mais nous sommes néanmoins contraints en parts égales par le contrat.

3. Contrairement à ses prétentions, le contrat social classique n’est en fait pas neutre et abstrait. Ses ficelles sont tirées par une classe de citoyens racistes, qui excluent ceux qu’ils n’estiment pas leur appartenir de leurs desseins. Il s’agit donc d’un contrat racialisé.

Je me suis retourné dans mon bureau au cégep pour résumer la thèse à ma jeune collègue, celle qui a un exemplaire du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir bien assis en permanence sur sa table. Elle m’a dit : « Mais bien sûr. » J’ai dit : « Exact. » J’ai soupiré, puis poursuivi ma lecture.

Les exemples ne manquent pas, au fond des textes de tous ces penseurs classiques du contrat social, d’un racisme décomplexé et funeste.

Les cas de figure ne manquent pas non plus, dans l’histoire nord-américaine, pour se convaincre de la réalité, du fait incontournable que nos sociétés sont construites sur le sang de personnes considérées comme des sous-personnes.

On remarquera sans doute que j’ai mis, dans le titre de cet article, « racialisé » et non « racial » comme le fait Mills. C’est que ce deuxième mot, toujours utilisé au pays de l’auteur du livre, porte à confusion. Il peut faire penser qu’on réfère à une réalité biologiquement déterminée, alors que l’auteur insiste pour dire que ces divisions raciales sont plutôt celles imposées par le pouvoir en place. « Racialisé » souligne mieux cette nuance au Québec à mon sens.

Le traducteur de la première version française du livre, Aly Ndiaye, alias Webster, a voulu garder le plus possible le lien à la langue originale de l’auteur et a donc gardé « racial ». En lisant une première version de la traduction de celui qui insiste pour dire qu’il n’est « ni traducteur ni philosophe », une conseillère philosophique, Ryoa Chung, lui a fait part de son inquiétude à l’égard de certaines envolées qui s’éloignaient du texte original. « En philosophie, les mots sont importants », aurait-elle plaidé, ce qui a ramené Webster à un peu plus de sobriété et de sécheresse textuelle. Au profit de l’exactitude philosophique du texte, sans doute, mais au prix du plaisir de lire, je crois.

J’avais quelques réserves sur le propos, dont j’ai discuté avec le traducteur au téléphone. Webster est un ami, nous sommes mutuellement préfaciers d’un livre de l’autre, j’avais la confiance de la bonne foi au bout du fil.

PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, COLLABORATION SPÉCIALE

Aly Ndiaye, alias Webster, a traduit la première version française du Contrat racial de Charles Mills.

Les exemples donnés du contrat racialisé, dans la majorité des cas, sont américains. Mais l’auteur insiste pour prétendre à une portée universelle de sa thèse : c’est un philosophe, après tout. Et si on se fie à l’écrasante majorité des échos de son texte (j’ai repéré une seule autre traduction, également de cette année, en allemand), c’est un penseur américain qui pense l’Amérique. Webster a compris ma réserve, mais m’a quand même donné en contrepartie des exemples canadiens du contrat racialisé, quant à certaines politiques d’immigration, par exemple. J’ai aussi pensé à la Loi sur les Indiens, bien sûr. Soit donc, la thèse s’exporte, mais je demeure sceptique vis-à-vis l’idée de tout universel en philosophie.

Vingt-six ans après les faits, le mouvement Black Lives Matter va beaucoup plus loin que Mills, qui demeure attaché à la pensée libérale du contrat social (Webster a d’ailleurs lu le livre en 2020, dans la foulée du meurtre de George Floyd). Et si, justement, c’est l’idée même de contrat qui était viciée ? Webster abondait en mon sens : tout ça peut être pensé bien plus radicalement, dans une remise en question du capitalisme lui-même, par exemple.

Finalement, vers la fin de l’ouvrage, dont on sent l’enracinement dans les débats philosophiques des années 1990, Mills s’oppose à la pensée de la déconstruction (Jacques Derrida), alors en vogue aux États-Unis. Pourtant, comme les décennies suivantes l’ont bien montré, la déconstruction est une alliée essentielle vis-à-vis de la théorie des genres, tout comme dans le dynamitage définitif de tout essentialisme biologique lié à l’idée de « race ». Seulement faut-il ne pas tenir absolument à la thèse de quelque contrat qui nous précède.

Le monde, chaque matin, peut être neuf, dans la rencontre de deux amis qui jasent au téléphone.

Le contrat racial

Le contrat racial

Mémoire d’encrier

204 pages