Gatinoise exilée en France depuis le début du millénaire, Marie-Ève Lacasse explore les marges au fil de romans. Son dernier roman, Les manquants, tisse une toile autour de la disparition d’un père, sur fond de crise du couple et de lutte des classes. La Presse l’a rencontrée lors d’un récent passage de l’auteure à Montréal.

Pourquoi avoir écrit Les manquants ?

Je voulais écrire sur les nombreuses crises. La crise écologique. La crise des migrants. La crise de l’hétérosexualité et du couple. Les idéaux et valeurs prônées en Occident misent sur l’épanouissement personnel et l’accumulation de biens. Puis il y a eu la pandémie, les pénuries. Les gens sont stressés en permanence par la moindre petite tension dans leur vie personnelle. C’est le prétexte de départ de ce polar, la visite au commissariat de police. Ça mène à la mise en commun des avoirs, au retour à l’agriculture et à la fabrication des objets, sans l’intermédiaire du capitalisme.

La migrante dans Les manquants est une Américaine.

Joan est métisse, de père cherokee. Ses copines vont manifester place de la République, mais elle ne peut pas. Il faut qu’elle gagne sa vie comme babysitter. Même à gauche il y a des sous-classes. Les profs sous-payés. Les étrangers. Les prostituées.

Avec votre dernière œuvre, Autobiographie de l’étranger, vous annonciez que vous écririez différemment.

Ça a été un tournant. J’ai été libérée de certains monstres. Adolescente, j’ai eu des traumas. Je peux plonger pleinement dans la fiction, au lieu de mener avec la littérature un combat contre des nœuds personnels. Je peux raconter des choses qui ne font pas strictement partie de ma vie, défendre certaines idées. Mettre en lumière un monde politique.

Comment jugez-vous maintenant vos premiers romans ?

Ils étaient peuplés par l’imaginaire de ce qui est désirable. Le couple avec des enfants. Mais le modèle est mis à mal. Le patriarcat veut que les femmes soient constamment des mères. On ne nous propose rien d’autre.

L’homme dans Les manquants est plus qu’absent, il est négatif.

Je voulais proposer une communauté de femmes. Pas des bonnes sœurs. Une proposition de bonheur désirable. Les femmes sont lésées, bafouées, déçues. Tout ce qui est produit de notre culture monothéiste est une propagande qui propose la sujétion comme bonheur. Les femmes doivent attendre les hommes. Mais elles ne sont plus dupes. Elles font la révolution. J’ai choisi comme ces femmes de vivre avec beaucoup moins d’argent. Le féminisme et la fin du capitalisme sont étroitement liés.

Est-ce que les hommes peuvent faire amende honorable ?

Ça demanderait un énorme effort de déconstruction. Peu d’hommes peuvent l’accepter.

Vous parlez de décroissance, de vivre avec moins, mais vous avez recueilli les archives de jeunesse d'Alix Cléo Roubaud.

C’est une toute petite boîte dans un garde-robe. Il faut changer comment on consomme, comment on se vêt, comment on mange, comment on se déplace. Moins acheter. Les archives ne rentrent pas dans la logique consumériste, dans l’accumulation de jolies marques. Ce n’est pas le même type d’objet.

Pourtant depuis quelques années, vous couvrez la gastronomie au journal Libération.

Je m’intéresse aux très petits producteurs, qui veulent tout faire dans le respect de la nature. Ils sont dans la logique de la décroissance. Ils se posent des questions de type réchauffement climatique, pénurie d’eau, emploi de produits phytosanitaires. Le vin est présenté aujourd’hui comme un produit de luxe, mais ses fondements sont dans des civilisations bien antérieures au capitalisme. Je reçois tout le temps des bouteilles de vin, mais je ne parle pas de la grosse production de LVMH, surtout pas, mais du petit producteur qui vit dans une cabane.

Les réponses ont été modifiées à des fins de concision.

Les manquants

Les manquants

Seuil

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8/10

Une version antérieure de cet article indiquait que Marie-Ève Lacasse avait vécu « l'abandon d'un père ». Or, ce n'est pas du tout le cas. Nos excuses à l'auteure et à ses proches. Il était également indiqué que l'auteure avait recueilli les archives de la femme de lettres américaine Natalie Barney. Or, elle a plutôt recueilli les archives de jeunesse d'Alix Cléo Roubaud. Elle n'a par ailleurs jamais publié d'essai, contrairement à ce qui était indiqué dans notre article original.

La langue et le Québec

Une question sur le Nobel de littérature décerné à Annie Ernaux, dont l’œuvre examine notamment les codes sociaux et langagiers liés aux classes sociales, a mené Marie-Ève Lacasse à parler du défi permanent qu’ont les exilés face au langage. « Récemment, je me suis rendu compte que même après 20 ans à Paris, j’analyse le langage, les petits codes, les références, les gestuelles. Quand je reviens au Québec, je ressens un énorme soulagement. Je retrouve une compréhension instinctive du langage. C’est un bruit de fond qui s’arrête. »

Qui est Marie-Ève Lacasse

Née en 1982 en Outaouais, Marie-Ève Lacasse publie son premier recueil de nouvelles, Masques, à l’âge de 14 ans, et remporte le concours littéraire du Droit. Elle étudie à la Sorbonne en littérature et est naturalisée française en 2013.

Deux de ses romans, Ainsi font-elles toutes (2005) et Genèse de l’oubli (2006), sont publiés sous le pseudonyme de Clara Ness.

Son roman Peggy dans les phares, publié en 2017, racontait la vie de Peggy Roche, la compagne de Françoise Sagan. Il remporte le prix spécial du jury des prix Simone-Veil la même année.