Dans son nouveau roman, Déserter, le Prix Goncourt 2015 Mathias Énard explore des thèmes récurrents dans son œuvre : les ravages psychologiques de la guerre, l’engagement, le sentiment d’appartenance. Nous l’avons joint en France pour discuter de ce titre phare de la rentrée littéraire.

Déserter raconte, d’un côté, la cavale désespérée d’un déserteur anonyme dans un lieu qui ne sera jamais nommé. Pourquoi tout ce mystère autour de son identité ?

Tout le défi était que ce soit à la fois extrêmement précis et concret, mais en même temps que ça puisse s’adapter à différents scénarios possibles. Il n’y a pas une seule solution à l’énigme du déserteur, il y en a plusieurs ; par exemple, en ce qui concerne le temps et le lieu, qui il peut être, quelle guerre il fuit et s’il apparaît dans l’autre partie du roman ou pas. Je ne pouvais pas donner son nom – s’il en a un seul ; il peut en avoir plusieurs, justement, selon les différents scénarios possibles.

Parallèlement à l’histoire de ce déserteur, il y a Irina, une historienne des mathématiques qui raconte la vie de son père Paul, grand mathématicien et fervent communiste d’Allemagne de l’Est, rescapé d’un camp de concentration, et son amour pour sa mère Maja, une femme politique de l’Ouest dont il a été séparé pratiquement toute sa vie. Pourquoi avoir construit cette histoire d’amour impossible en raison de leurs convictions politiques ?

La question qu’il y a autour de cette histoire d’amour, c’est celle de la trahison. Est-ce qu’il y a un prix à la fidélité absolue de Paul [au Parti communiste] ? Est-ce que ce prix, ce n’est pas justement que d’autres aient trahi pour lui ? Il peut se permettre de rester plus ou moins pur, de voir le socialisme uniquement comme une utopie, et pas comme une horrible dictature ou un horrible totalitarisme, parce que d’autres s’en sont occupés à sa place. Et la question du roman, c’est ça : pour que quelque chose existe et que nous puissions poursuivre dans notre illusion, qu’est-ce qu’il faut que certains sacrifient ?

Selon que vous donnez la parole à Irina ou que vous suivez la fuite du déserteur, vous changez complètement de style d’écriture…

Chaque histoire vient un peu avec sa façon d’être écrite ; et, pour moi, il fallait que les deux choses soient extrêmement distinctes, presque aux antipodes l’une de l’autre. Ce que raconte Irina est à la fois extrêmement déterminé dans l’espace, le temps, les noms de lieux. En revanche, le récit du déserteur est exactement l’inverse ; on perd tous ses repères, on ne sait plus qui parle, où on est, à quel moment on se trouve.

Pourquoi avoir choisi de placer les attentats du 11-Septembre au cœur du récit d’Irina ?

Ils sont un élément déclencheur extrêmement important ; ces attentats ont été une déferlante absolument énorme. Il y a vraiment un avant et un après. […] C’est aussi un tournant de l’Histoire puisqu’on voit qu’elle recommence immédiatement à ce moment, en transformant complètement la planète et en déclenchant presque immédiatement de nouveaux conflits et des guerres.

Vous évoquez par ailleurs la guerre en Ukraine vers la fin du roman, tout en écrivant cette phrase : « Que reste-t-il d’hier à part le pire ? » Croyez-vous que l’Histoire est une roue qui tourne ?

Les discours de la guerre en Ukraine reprennent les mêmes mots, les mêmes concepts que ceux de la Seconde Guerre mondiale, mais complètement détournés, chacun à sa sauce. Les Russes disent qu’ils combattent les nazis, et on voit le retour de la violence de la guerre une fois de plus sur le sol européen. […] Si l’Histoire était une forme de répétition, on saurait comment prévoir [les conflits] et les arrêter. Or, ce n’est pas tout à fait une répétition ; c’est une conséquence qui se nourrit de causes antérieures et ainsi de suite, mais pas d’une façon circulaire. Je pense que cette image d’une roue qui tourne est trompeuse, puisqu’elle nous donne l’illusion que nous pourrions l’arrêter si nous arrivions à la décoder, ce qui n’est pas du tout le cas.

Déserter

Déserter

Actes Sud

256 pages