(Paris) L’écrivain québécois Kevin Lambert a de bonnes chances de remporter le prix Décembre, qui doit être décerné ce mardi, à Paris. Pour mieux comprendre la culture très française du prix littéraire et son impact sur l’industrie du livre, on a parlé avec le critique Arnaud Viviant, auteur de l’éclairant Station Goncourt (Éditions La fabrique) et membre du jury du prix Décembre. Entrevue sans langue de bois.

Vous êtes l’un des 12 membres du jury du prix Décembre. Selon vous, Kevin Lambert peut-il gagner ?

Difficile de vous répondre, mais je pense que je voterai pour lui. D’abord, il s’agit d’un roman, ce qui n’est pas le cas d’autres livres sur la liste, et que j’ai toujours eu tendance à valoriser le roman sur les autres genres littéraires. Que notre joie demeure est aussi parfaitement contemporain au sens où il raconte quelque chose qui devrait nous tourmenter, à savoir l’existence des ultra-riches, une élite qui a pris les commandes du monde et qui le fait dans un contexte précis qui est Montréal, avec des histoires d’embourgeoisement, de terres prises aux Autochtones. Il a des défauts d’impétuosité de sa jeunesse, mais dans l’ensemble, c’est comme s’il avait changé de niveau.

Comment se compare le prix Décembre au prix de Flore, pour lequel vous êtes aussi juré ?

Le prix Décembre a cette particularité qu’il ne fait pas particulièrement vendre. Mais il décerne une somme importante, même si elle a été réduite de moitié à la mort de son mécène. On est passés de 30 000 à 15 000 euros [environ 22 000 $ CAN]. C’est une somme intéressante dans un milieu où l’argent ne circule pas très bien. Les écrivains ont de plus en plus de mal à vivre. C’est un prix important de ce point de vue là. C’est aussi un prix plus classique dans son goût, comparativement au prix de Flore, qui se veut plus « rock n’ roll ».

À en croire votre livre, être juré de prix littéraire se résume à boire, manger et voter. C’est vrai ?

Ça a longtemps été ça. Les problèmes d’argent font qu’au prix Décembre, on se réunit désormais dans un café à 11 h du matin. On prend juste un café et on discute. La sobriété totale ! Avant, on allait déjeuner dans un très bon restaurant. On buvait. Ça changeait complètement l’ambiance… et peut-être même les décisions ! Le prix de Flore, c’est différent. On se rencontre le midi au Café de Flore pour manger et voter. Le soir, c’est la fête. C’est très important, l’idée de la fête au prix de Flore. C’est une histoire de mondanités. On enlève toutes les tables. On danse. Le seul moment où je suis courtisé dans l’année, c’est quand s’approche cette soirée. Les gens se souviennent que j’existe et me demandent si je ne peux pas les faire entrer. Les autres prix à côté sont quasiment protestants ! Le Goncourt, ils se retrouvent pour le déjeuner [midi], mais il n’y a pas de fête. Le Renaudot, je crois que les jurés paient leur repas. Pour le Femina, elles se rencontrent dans un café…

Vous estimez qu’il y a 2000 prix littéraires en France, voire possiblement 5000. C’est trop, selon vous ?

Il ne peut pas y en avoir trop, puisque d’une certaine manière, ça valorise la littérature. Mais il est vrai que j’en vois naître tous les jours. Maintenant, c’est l’industrie du luxe qui commence à mécéner les prix littéraires. Hôtels, marques de parfum, montres… C’est odieux, car ça donne à penser que la littérature est un produit de luxe ! Ce que je constate aussi, c’est que dans ces nouveaux prix, les jurés ne sont plus nécessairement des gens de la profession, mais des footballeurs, des présentateurs, des people. En fait, n’importe quelle librairie, n’importe quel village ou festival peut créer son prix. Il y a aussi les prix sectoriels. J’en compte une cinquantaine, rien que pour le roman policier ! Il y a le prix du roman musical. Le prix 30 millions d’amis, considéré comme le Goncourt des animaux. Et les prix canulars, comme le Prix de la page 111… [remporté cette année par Kevin Lambert].

Comment expliquer cette prolifération ?

La première explication, c’est que c’est un mode de financement parallèle de la littérature. C’est-à-dire que l’auteur reçoit un chèque, non imposable. Plus les prix sont petits, plus le chèque est petit. La deuxième chose, très importante, c’est globalement ce qu’on appelle la « vie littéraire ». Un prix, ça signifie un pot. On va prendre un verre. Ça crée un évènement un peu festif. L’occasion fait le larron, si j’ose dire. C’est pas mal. Sauf qu’on n’est pas payés pour le faire…

Le prix Goncourt reste le plus prestigieux de tous ces prix. Il sera remis le 7 novembre. Que pensez-vous des finalistes ?

Ce que je remarque, c’est que cette année, on commence à faire entorse à la tradition. Jusqu’à tout récemment, le prix Goncourt suivait scrupuleusement le testament des frères Goncourt, qui disait qu’il fallait favoriser le genre romanesque. Mais il y a une ouverture au dogme établi depuis 1903. Je pense au livre Triste tigre, de Neige Sinno. Cela dit, à mon avis, elle ne gagnera pas. Car c’est un livre sur l’inceste, très dur et très cru. Un Goncourt est normalement destiné à tenir sous le sapin de Noël. Or, ce livre n’est pas le cadeau idéal pour la paix des familles. Par contre, il n’est pas exclu qu’elle remporte le prix Décembre…

Le sapin de Noël, c’est donc un critère ?

Absolument. Il ne faut pas être dupe. Le prix Goncourt travaille pour l’édition et pour la librairie. Un mauvais prix Goncourt, c’est 250 000 ventes. Un bon prix Goncourt, ça peut aller jusqu’à 2 millions… Quand je dis bon, je ne parle pas de critères littéraires, mais commerciaux.

Il y a quelques années, on a beaucoup critiqué l’hégémonie « Galligrasseuil », c’est-à-dire que les livres publiés chez Gallimard, Grasset et Seuil se partageaient toujours les plus gros prix, dont le Goncourt. On a dénoncé le copinage, une forme de corruption. Mauvais pour la crédibilité ?

Bien sûr. Et surtout, ça a donné de très mauvais prix – je pense surtout au Goncourt ! Ça a changé quand Bernard Pivot est devenu président. On lui a demandé de nettoyer les écuries d’Augias. Ce qu’il a fait. On peut dire que depuis une vingtaine d’années, ça fonctionne à peu près. Sans trop de problèmes déontologiques.

Que répondez-vous à ceux qui disent que les prix tuent le marché ? Qu’il y a ceux qui gagnent, et que les autres n’auront que des miettes ?

Oui, c’est un peu vrai. Mais je peux vous dire d’expérience – ça fait quand même 30 ans que je fais ça – qu’il n’y a pas beaucoup d’erreurs. On a rarement raté un écrivain.

Station Goncourt

Station Goncourt

La fabrique

192 pages

Qui est Arnaud Viviant ?

Arnaud Viviant, 60 ans, est écrivain, critique littéraire et psychanalyste.

Membre fondateur du magazine culturel Les Inrockuptibles, il a collaboré au journal Libération et publié une quinzaine de livres.

Il participe régulièrement à l’émission Le masque et la plume, sur les ondes de France Inter.

En 2017, il a été candidat indépendant aux élections législatives en France.