Marie Demers renoue ces jours-ci avec l’autofiction. Pas à moitié, mais carrément à pieds joints. Dans un roman sans filtre, assurément impudique, elle promet d’écrire ce qu’elle a le moins envie de dire. Ce faisant, elle ne ménage personne et écorche beaucoup de monde au passage, à commencer par… elle-même.

« Est-ce que ça se fait, dire que j’aurais préféré faire l’entrevue avec Dominic Tardif ? » Nous ne sommes pas encore assises pour parler de ses Détournements, publiés cette semaine chez Hurtubise – récit au « je » où elle s’attaque de front et sur plus de 300 pages à tous les petits, grands et moyens « traumas » de sa vie –, que Marie Demers pose la question. Ça vous donne une idée du personnage, d’une spontanéité pour le moins maladroite. On ne pourra pas reprocher à l’autrice des Désordres amoureux et d’In Between son manque d’authenticité, disons.

Il faut dire qu’elle carbure à cette quête de vérité, à l’origine même de son autofiction, dont on cherche en vain la portion fiction, tant elle donne de détails sur des faits connus (sa mère ici, une entrevue dans La Presse là, elle revient même sur un épisode du mouvement #AgressionNonDénoncée où son nom a circulé). Nous y reviendrons.

PHOTO JOSIE DESMARAIS, LA PRESSE

Avec Détournements, Marie Demers repousse les frontières de l’autofiction.

J’avais envie d’écrire la vérité sur moi, le laid, le beau, le complexe, le weird, créer un portrait d’être humain, cet être qui est aussi un symptôme du monde.

Marie Demers, autrice

Autofiction ou autobiographie, alors ? Une fois notre léger malaise dissipé, l’autrice répond généreusement à nos questions : « Le pacte autobiographique implique une recherche de la vérité que je pense impossible, dit-elle, mais de laquelle on peut se rapprocher. »

D’où sa proposition, à la fois courageuse et kamikaze, laquelle repousse les frontières de l’autofiction assez loin, merci, notamment avec ce choix de n’employer aucun nom fictif. Vous avez bien lu. Et c’est voulu : « Je me mets en danger. Pourquoi je protégerais des gens qui, je considère, ne m’ont pas protégée ? », dit-elle, d’une énième déclaration déroutante.

Mise à nue

À la lecture de ses péripéties, que ce soit à son chalet dans son enfance, ou en voyage de surf dans le Sud, en passant par plusieurs relations amoureuses aussi brèves que tortueuses, on finit par se demander si ce n’est pas ça qui l’anime : se mettre en danger. « Oui, concède-t-elle, en même temps, en écrivant, j’ai l’impression qu’il y avait quelque chose qui me sauvait aussi. »

Moi, mon drame, c’est de ne pas m’être sentie vue par ma mère. […] Mais si tu veux être vue, il faut que tu le sois vraiment.

Marie Demers

C’est pourquoi elle se met ainsi à nu, comprend-on, à travers ce récit aussi attachant que désorientant, qui débute sur ses « failles » (c’est le nom du chapitre), sa relation « idéalisée » avec son père, et plutôt conflictuelle avec sa mère, l’autrice Dominique Demers (qu’elle ne nomme jamais, mais cite abondamment). « Dans un roman qui parle de soi, si tu ne parles pas de ton enfance, il y a quelque chose de perdu », avance-t-elle, tout en sachant que sa mère (son père est mort quand elle avait 21 ans) risque d’être « blessée ». « J’ai aussi beaucoup d’empathie, nuance-t-elle, je me sens bienveillante, mais je ne peux pas non plus nier notre relation ! »

Narcissique, un peu, comme exercice, ose-t-on ? « Si c’était un exercice narcissique, je présenterais une vision de moi-même idéale. Or, je n’en sors pas indemne ! », répond-elle habilement.

Impossible ici de passer sous silence son chapitre sur cette relation professionnelle toxique qu’on lui a publiquement reprochée, il y a quelques années, dans la foulée du mouvement #AgressionNonDénoncée dans le milieu littéraire. « C’est plate que ça ait l’air d’un règlement de comptes, dit-elle, mais ça n’a pas le choix d’avoir l’air de ça. […] J’ai quand même réussi à me donner des torts… » À noter qu’elle pose aussi des questions délicates sur les limites entre inconduite et mésentente, intérêt public et diffamation, nouveau sujet où Marie Demers se doute qu’elle risque de déplaire, c’est clair. N’empêche : « Je n’aurais pas retrouvé la même vérité si j’avais changé les noms », insiste-t-elle.

PHOTO JOSIE DESMARAIS, LA PRESSE

« Pourquoi je protégerais des gens qui, je considère, ne m’ont pas protégée ? », demande Marie Demers.

En mettant les noms […], j’ai la responsabilité de présenter ça de la façon la plus honnête possible.

Marie Demers, autrice

Elle ne pouvait pas ne pas en parler, notamment parce que cette dernière affaire l’a plongée au plus creux, idées noires incluses. « La littérature, c’est ce qui m’a toujours sauvée. […] C’est le seul endroit où je pensais que j’avais ma place. Et là, je ne l’avais plus. » Or, en s’attaquant de front à son passé, et en y racontant sa version des faits, aussi « honnêtement » que possible, comme elle dit, « je reprends ma place. Sinon, ce serait un détournement. Mais c’est la chasse aux détournements, ce livre-là ! »

Nous y voilà. Or, alors qu’on croyait qu’elle en avait suffisamment vécu en matière d’abandons, agressions, et crises en tous genres, l’autrice conclut son livre avec un ultime épisode tordu, et non le moindre. On ne vous dira pas tout, mais comme rien n’est simple, et la vérité ne peut qu’être complexe, Marie Demers en rajoute une couche : « Sans ma psy, je n’aurais pas réussi [à écrire ce livre]. […] Là, je vais bien […], mais c’est sûr que j’ai peur que ce roman chie ma vie. En même temps, pour trouver cet équilibre, il fallait que je l’écrive. C’est paradoxal : ce qui me sauve, c’est ce qui me tue… »

Les détournements

Les détournements

Hurtubise

342 pages