Ce que je sais de toi, Éric Chacour
Le manuscrit d’Éric Chacour était à ce point abouti que chez Alto, on a un temps cru qu’un auteur de la maison souhaitait mettre le processus éditorial à l’épreuve. Fulgurante histoire d’un amour qui contraindra un médecin s’étant jusque-là plié à son destin à quitter son Égypte natale, Ce que je sais de toi bouleverse grâce à cette langue qui sait traduire avec une élégance d’orfèvre ces moments où la vie déballe toutes ses couleurs. Mais si ce premier roman est aussi marquant, c’est parce qu’il n’y a rien de plus émouvant que de voir quelqu’un enfin devenir lui-même, peu importe les conséquences.
Ce que je sais de toi
Alto
296 pages
Hotline, Dimitri Nasrallah
« La seule langue que l’on parle dans cette œuvre est celle du cœur », écrivait la chroniqueuse Rima Elkouri au sujet du quatrième roman de Dimitri Nasrallah, traduit par Daniel Grenier. Le Montréalais d’origine libanaise offre un de ses plus attachants personnages de mères à une littérature québécoise qui en était pourtant déjà peuplée : Muna, une professeure de français qui avait toutes les raisons de croire qu’elle pourrait s’épanouir dans son Québec d’adoption. Un livre qui ne serait que triste, parce que 1986 y ressemble un peu trop à 2023, si le fils n’y injectait pas toute son affection pour sa propre maman.
Hotline
La Peuplade
376 pages
Forteresses et autres refuges, Rafaële Germain
La mémoire n’est-elle, en réalité, qu’une autre forme de fiction ? Cette vaste question, Rafaële Germain la fouillait dans Un présent infini (2016), et la fouille à nouveau dans ce récit de trois souvenirs, un portrait généreux et sans maquillage de sa mère, la défunte et flamboyante attachée de presse Francine Chaloult, atteinte de la maladie d’Alzheimer. L’ancienne reine de la chick lit s’y révèle aussi beaucoup elle-même, et poursuit une des réinventions les plus étonnantes de la littérature québécoise des 20 dernières années. Écrivaine à la poésie économe, elle sait enchâsser tout un monde de dévastation intime en des formules d’une impitoyable grâce.
Forteresses et autres refuges
Québec Amérique
128 pages
Mise en forme, Mikella Nicol
Le truisme a rarement été aussi vrai cette année qu’entre les pages de Mise en forme : il n’y a rien de plus universel que l’intime. En auscultant sa propre pratique obsessive du fitness, Mikella Nicol place au banc des accusés une société qui, très tôt, lui a appris, par l’entremise de la culture populaire ou par la voix de ses proches, qu’une femme devait non seulement être en contrôle de son corps, mais qu’elle n’était en sécurité nulle part. Elle se laisse ainsi guider par sa troublante intuition que « la violence et la beauté définissent à parts égales la féminité », sans que le réel qui l’entoure se démène trop pour la contredire.
Mise en forme
Le Cheval d’août
160 pages
Le plein d’ordinaire, Étienne Tremblay
Mathieu prend ses rêves pour la réalité, et c’est tant mieux, parce que la réalité peut être ben, ben plate, quand on vient de finir le secondaire et qu’on est obligé de se pointer chaque soir dans une station-service de banlieue. Critique de l’absurdité du monde du travail, un charnier à espoirs auquel les adultes obéissent avec trop peu de résistance, ce roman d’apprentissage met en lumière avec beaucoup de drôlerie l’arrogance d’un flanc-mou qui se croit extraordinaire, tout en rappelant que les adolescents, s’ils manquent de perspective, posent sur les renoncements et les compromis de leurs aînés un regard d’une indéniable perspicacité.
Le plein d’ordinaire
Les Herbes rouges
320 pages
Galumpf, Marie Hélène Poitras
Dans le dernier chapitre de ce recueil de nouvelles, Marie Hélène Poitras décrit la vertigineuse puissance de sa passion pour la littérature et pour les chevaux, en érigeant un monument à un animal parti galoper dans une autre dimension. Elle éclaire ainsi l’ensemble de son œuvre, enracinée dans une mélancolie de la perte. Perte d’une candeur. Perte d’un être aimé. Perte d’un lieu où, pendant une éternité ou le temps d’une chanson parfaite, il aura fait doux d’être en vie. Plus de 20 ans après son premier livre, l’écrivaine est plus que jamais cette maître des ambiances prégnantes, une virtuose qui mesure chacun de ses effets.
Galumpf
Alto
192 pages
Granby au passé simple, Akim Gagnon
Après le feu d’artifice (la pétarade ?) d’excès et de scènes de toilette d’Un cigare au bord des lèvres, Akim Gagnon embrasse son côté tendre dans cet antépisode de son premier roman. Portrait d’une adolescence déchirée entre les accès d’euphorie de son paternel et le nuage gris qui taraudait toujours la maison familiale en ruine, Granby au passé simple rend hommage, avec une irrésistible autodérision, à l’oxygène que deviendra le cinéma pour un garçon sensible qui, autrement, aurait été placé face à un horizon bouché. La plus désarmante des odes au père, précisément parce que le fils n’en masque pas du tout les défauts.
Granby au passé simple
La Mèche
416 pages
La version qui n’intéresse personne, Emmanuelle Pierrot
« Maintenant, je vais parler, et un jour, je vais mourir mais, en attendant, je ne fermerai plus ma gueule de chienne », annonce Sacha – et elle ne ment pas – dans le prologue de La version qui n’intéresse personne, un roman de mésaventures et de désillusions, qui plante son décor dans un Yukon où même les marginaux s’avéreront aussi cons que les autres. Pendant plus de 350 pages, Emmanuelle Pierrot maintient une force de frappe digne d’une chanson compacte de punk hardcore. Les livres charriant une rumeur à ce point enthousiaste sont rarement autant à la hauteur du buzz.
La version qui n’intéresse personne
Le Quartanier
368 pages
Lourdes, Catherine Lemieux
À cette époque où il est plus important d’étaler publiquement sa vertu que de réellement œuvrer à transformer le monde, et où vous serez récompensé pour avoir dit la bonne chose, même si vous avez fait la mauvaise, Catherine Lemieux oppose une satire assassine du microcosme universitaire. Fable tordue se déployant autour d’un colloque tenu par le Laboratoire du Néo-Moi Féminisant, ce roman, dont l’humour d’une noirceur opaque n’est peut-être qu’une forme aiguë de lucidité, hache menu un milieu où la mise en scène de soi triomphe sur tout. Le livre le plus drôle, ou le plus tragique, de l’année, selon le point de vue.
Lourdes
Boréal
368 pages
Chaque blessure est une promesse, Simon Brousseau
Face à l’annonce implacable du diagnostic de son père, qui sera emporté 14 mois plus tard par la sclérose latérale amyotrophique, Simon Brousseau a dû mettre de côté la fiction. Dans une langue saisissante, dépouillée de tout artifice, parce que tout ornement semble vain devant la mort, un fils, lui-même devenu parent, se demande ce à quoi cela peut bien servir d’exister, quand on sait que tout finira par basculer du côté de la souffrance et du deuil. Il trouve réconfort dans la sagesse des stoïciens, dans le sourire de sa fille et dans ses souvenirs émus du temps passé avec l’homme de sa vie.
Chaque blessure est une promesse
Héliotrope
210 pages