Dans Noir satin, Stanley Péan réhabilite de grandes musiciennes oubliées de la note bleue.

On vous dit jazz et vous pensez à qui ? Miles Davis, sûrement. John Coltrane, sans doute. Peut-être Duke Ellington. Que des hommes. Et pour cause. Hormis les chanteuses connues, comme Ella Fitzgerald et Billie Holiday, ce sont eux que l’histoire a décidé de retenir.

Est-ce que cela veut dire qu’il n’y a pas eu de femmes musiciennes ? Compositrices ? Arrangeuses ? Au contraire. Et c’est l’injustice que veut rétablir l’expert jazzophile Stanley Péan dans son livre Noir satin.

Il y a quelques années, l’animateur de radio été mis au défi, par une amie, de faire jouer des morceaux de la pianiste Hazel Scott à l’émission Quand le jazz est là, qu’il présente depuis 2009 sur ICI Musique. Ce défi a été le point de départ d’une série de chroniques sur les musiciennes de jazz dans le magazine culturel l’Inconvénient, puis de ce nouveau bouquin, qui regroupe une quinzaine de portraits, de Ma Rainey à Mary Lou Williams en passant par Dorothy Ashby, Shirley Scott ou Ina Ray Hutton.

Il faut savoir qu’en dépit de son côté révolutionnaire, le milieu du jazz a toujours été un univers très masculin, laissant peu de chances aux femmes de se faire valoir, si ce n’est dans le rôle attendu de chanteuse en robe longue. Ce contexte explique en grande partie pourquoi les musiciennes de la note bleue sont aujourd’hui largement oubliées.

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Stanley Péan

« Ils [les jazzmen] étaient redevables de leur société et donc pas forcément en avance sur leur temps, explique Stanley Péan. Alors quand ces femmes n’étaient plus là pour défendre leur propre œuvre, l’histoire a eu tendance à les oublier… Elles ont été tassées, au point où on ne les connaît pas. »

On comprendra que l’auteur n’est pas allé dans l’évidence quand il a fait sa sélection. Hormis la blueswoman Bessie Smith, la plupart des femmes que fait revivre Noir satin sont assez peu connues. Ce qui ne les empêche pas d’avoir été des musiciennes douées et d’égaler, sinon dépasser, leurs collègues dans leurs domaines respectifs.

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Melba Liston

De ce côté, Stanley Péan songe d’emblée à la tromboniste Melba Liston, « admirée par Quincy Jones », ou à la brillantissime Mary Lou Williams, pianiste et arrangeuse, qui a travaillé avec Ellington et servi de guide à Monk et Gillespie. « Elle est au cœur de la modernité. C’est un personnage central qui aurait dû être plus connu », regrette Stanley Péan.

Toutes ces musiciennes ont eu un destin particulier, souligne par ailleurs Stanley Péan. Il fallait avoir du caractère pour percer ce monde d’hommes. Mais cela ne veut pas dire que ces femmes fortes aient eu la partie facile, bien au contraire. Noir Satin est donc aussi une histoire de combats, de mensonges, d’échecs et de passages à la trappe. Qu’on pense à la pianiste allemande Jutta Hip, qui s’est recyclée dans la couture après avoir été lâchement larguée par son parrain. Ou à la flamboyante Ina Ray Hutton, sorte de Marilyn Monroe du jazz, qui a caché toute sa vie qu’elle était d’ascendance afro-américaine. « Une histoire tellement emblématique de ces années-là », souligne Stanley Péan.

On se consolera en se disant que plusieurs d’entre elles ressortent progressivement de l’oubli, comme si l’on voulait réparer ce rendez-vous manqué avec l’Histoire. On réédite Jutta Hip et Ina Rayb Hutton, on redécouvre Dorothy Ashby par le truchement du hip-hop, des vedettes R&B se penchent sur le cas de Besse Smith, on rend hommage à Mary Lou Williams.

Noir satin fait assurément partie de ce mouvement de réhabilitation.

Trois femmes, trois albums : les choix de Stanley Péan

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Jutta Hipp

Hazel Scott, Relaxed Piano Mood (1955). « Le disque qu’elle a fait avec Max Roach et Charlie Mingus, hyper mollo, ce n’est pas là qu'elle est la plus virtuose, mais il y a une espèce de décontraction. On entend encore mieux l’élégance de son jeu de piano. »

Mary Lou Williams, Zodiac Suite (1945). « Je suis un grand admirateur, j’aime tout ce qu’elle a fait. Il faudrait que je prenne l’intégrale. Pour moi, c’est la Duke Ellington féminine. Une œuvre super riche et variée où beaucoup ont puisé sans toujours lui donner son crédit. Elle est passée à travers plusieurs époques, du jazz, du swing au jazz moderne. Elle a aussi une œuvre sacrée importante. »

Jutta Hip, Jutta Hip with Zoot Sims (1956). « Le critique et producteur Leonard Feather la découvre en Allemagne. Il fait tout pour qu’elle vienne aux États-Unis. Elle débarque ici, il l’héberge, lui déniche de super contrats, la fait signer sur Blue Note. Mais en échange, il s’attend à ce qu’elle joue sa musique à lui et qu’elle couche avec lui. Comme ça n’arrivera pas, il devient son pire détracteur. Elle ne peut plus avoir de gigs. Elle tombe dans la dépression et quitte la musique… Presque un cas de #metoo avant l’heure. »

Noir satin

Noir satin

Boréal

203 pages