En septembre, alors que Kevin Lambert multipliait les sélections à de prestigieux prix littéraires en France pour son roman Que notre joie demeure, sa maison d’édition québécoise, Héliotrope, annonçait que ses livres seraient distribués en Europe dès janvier prochain.

Jusqu’à présent, la maison montréalaise faisait affaire avec une agence outre-mer qui gérait les cessions de droits avec les éditeurs intéressés à publier des livres de son catalogue sur le territoire européen (comme Le Nouvel Attila, pour les trois romans de Kevin Lambert).

« Se lancer dans la distribution, c’est un pari ambitieux qui doit être bien mesuré. C’est la raison, d’ailleurs, pour laquelle on a pris du temps », explique Florence Noyer, directrice générale d’Héliotrope.

Après avoir vu bon nombre de ses auteurs publiés chez des éditeurs français, la maison montréalaise a jugé que le modèle de la cession de droits ne lui convenait plus. « L’inconvénient majeur de la cession de droit, à mon sens, poursuit Florence Noyer, c’est qu’on ne peut pas défendre l’ensemble des titres de notre catalogue. »

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Florence Noyer, directrice générale des éditions Héliotrope

Les éditeurs peuvent être intéressés à un titre d’un auteur, mais pas nécessairement à toute son œuvre. Et notre démarche, c’est d’avoir une politique d’auteur ; tous nos auteurs sont chez nous de livre en livre et on construit une ligne avec ça. Avec les cessions de droits, on ne voit plus du tout cette ligne-là, et il nous semblait important d’être cohérent avec ce que nous faisons ici au Québec.

Florence Noyer, directrice générale d’Héliotrope

En effet, dans le cas d’une cession de droits, l’éditeur (européen, par exemple) achète à une maison québécoise les droits de publication d’un livre pour le republier sur son territoire, avec une autre couverture et sous les couleurs de sa maison ; il assume alors les frais de production, d’impression, de logistique et de promotion. En revanche, pour voir ses propres livres dans les librairies européennes, l’éditeur québécois doit s’associer avec un diffuseur-distributeur européen qui prend en charge toute la partie logistique du processus et s’occupe de lui ouvrir les portes du marché.

Franchir le pas

Il y a 10 ans, les éditeurs de fiction québécois étaient plutôt rares à distribuer leurs livres directement en Europe. On en trouvait en jeunesse, en bande dessinée et en essai, surtout. Mais la curiosité pour la littérature québécoise était présente, selon Dominique Janelle. Aux salons du livre de Paris, de Bruxelles ou encore de Genève (où le Québec a été hôte d’honneur en 2017), elle voyait les gens repartir avec des piles de livres. « J’allais voir les librairies et je leur demandais pourquoi il n’y avait pas de livres québécois alors qu’ils étaient si populaires au Salon », se souvient celle qui est responsable depuis 2009 du développement international chez Québec Édition, un comité de l’Association nationale des éditeurs de livres (ANEL) qui se consacre à la promotion de l’édition québécoise et franco-canadienne à l’étranger.

C’est dans ce contexte qu’elle a cofondé la librairie Tulitu à Bruxelles, en 2015, qui était la seule en Europe à l’époque, avec la Librairie du Québec à Paris, où l’on pouvait s’approvisionner en littérature québécoise.

Peu à peu, les barrières logistiques ont été franchies par des éditeurs qui ont osé se lancer dans la distribution. La Peuplade et Mémoire d’encrier ont été parmi les premiers en fiction à distribuer 100 % de leur catalogue en Europe, en 2018. Pour Simon Philippe Turcot, directeur général et cofondateur de La Peuplade, « il fallait être partout » pour pouvoir atteindre un plus grand public, confie-t-il.

Cinq ans plus tard, les deux éditeurs considèrent qu’ils ont réussi leur pari. Chez La Peuplade, les exemplaires destinés au marché européen (identiques à ceux qui sont vendus ici) sont maintenant directement imprimés en France pour arriver en librairie le lendemain de la publication au Québec. Et le chiffre d’affaires de la maison est désormais plus important en Europe qu’au Canada. À titre d’exemple, le roman de Dominique Scali, Les marins ne savent pas nager, s’est vendu à près de 17 000 exemplaires en Europe comparativement à 10 000 au Canada. La maison de Chicoutimi a d’ailleurs vu deux de ses livres en sélection pour des prix cet automne en France : le roman de Louis-Daniel Godin Le compte est bon pour le prix Wepler – Fondation La Poste, et À mon frère, traduction de la Finlandaise E. L. Karhu, dans la première sélection du Médicis étranger.

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Simon Philippe Turcot, directeur général et cofondateur de la maison d’édition La Peuplade

C’est du développement qui n’était pas évident à faire. Il faut être présent sur place. Au début, j’allais en France toutes les cinq semaines.

Simon Philippe Turcot, directeur général et cofondateur de La Peuplade

Depuis, La Peuplade s’est dotée d’un directeur commercial, Julien Delorme, qui effectue un travail de proximité en continu avec les libraires, les médias et les festivals. Mémoire d’encrier possède également un bureau en Europe pour pouvoir notamment gérer ses relations de presse, en plus des voyages effectués régulièrement par les membres de son équipe montréalaise pour rencontrer des acteurs du milieu. « C’est très précieux, ces rencontres, parce qu’on a oublié que la littérature, ce sont des expériences humaines », insiste Rodney Saint-Éloi, fondateur de la maison.

Des stratégies différentes

Bien que la liste des éditeurs québécois qui sont distribués en Europe ne cesse de s’allonger – La Peuplade, Le Quartanier, Les 400 coups, Mémoire d’encrier, Écosociété, La Montagne secrète, La Pastèque, Lux Éditeur, Québec Amérique depuis l’automne dernier et maintenant Héliotrope –, certains n’ont toujours pas l’intention de faire le saut, comme Alto. « J’ai déjà eu des approches, mais la tentation française n’est toujours pas là », témoigne Antoine Tanguay, président et directeur de l’édition.

On a fait le choix, en équipe, de collaborer avec une agence qui a toujours très bien travaillé avec nous. On s’est dit : on va se concentrer sur notre marché et laisser aux éditeurs français, qui connaissent beaucoup mieux le marché que nous, le soin de défendre nos auteurs et nos autrices.

Antoine Tanguay, président et directeur de l’édition chez Alto

Antoine Tanguay ajoute qu’il n’aurait jamais été capable de rivaliser avec le travail de promotion de l’éditeur Philippe Rey, qui a publié en Europe le roman d’Éric Chacour, Ce que je sais de toi. « Philippe a organisé des rencontres avec Éric dans plus de 600 librairies. Il faut assurer une présence physique sur place et ça, je ne peux pas le faire. »

L’éditeur de Québec y trouve pourtant son compte, puisque la cession de droits lui a permis de négocier un pourcentage d’environ 10 % qui est séparé entre l’auteur et l’éditeur, après le versement d’une part à l’agent. « Chaque vente du livre bénéficie à tous, c’est certain. Et le matin de l’annonce du Renaudot [lorsque Ce que je sais de toi s’est retrouvé dans la première sélection du prix], j’ai eu des commandes par centaines », soutient-il.

Élodie Comtois, qui est éditrice chez Écosociété et présidente de Québec Édition, signale que chaque éditeur a des stratégies différentes à l’égard de son exportation. « Ce sont des investissements, comme éditeur, de choisir de distribuer. Écosociété est distribué en France depuis 2005, mais on a changé de distributeur pour passer chez Harmonia Mundi, en 2018, ce qui a donné encore plus de poids à notre représentation. »

La distribution implique également de revoir certaines façons de faire, ajoute-t-elle. Chez La Peuplade, par exemple, on s’assure que les livres soient prêts avec bien plus d’avance ; du côté d’Écosociété, on s’attarde davantage aux titres. « On va faire attention aux gros contresens ; on ne va pas faire exprès d’employer un mot que les francophones ne comprendront pas dès la première seconde, parce que ça peut vraiment nuire. Mais il n’y a plus du tout cet enjeu, cette volonté de policer qu’on voyait à une certaine époque », souligne Élodie Comtois.