Il existe de nombreuses raisons de s'en prendre aux États-Unis. On oublie trop souvent cependant que les critiques les plus vigoureuses viennent de l'intérieur: de la revue Harper's au disque Living with War de Neil Young, on y a attaqué l'ère Bush avec une immense virulence.

 

Cette critique, légitime au cours des dernières années, ne doit pas faire oublier un fait fondamental: le problème tient moins aux États-Unis qu'au pouvoir. Sophisme, dira-t-on peut-être, puisque le pouvoir s'incarne dans les États-Unis (aujourd'hui, cette équation devient de plus en plus discutable). Il reste qu'on voit rarement un individu, une communauté, une nation, un pays, déclarer: j'ai beaucoup de pouvoir, si je le partageais? L'espèce humaine, généralement, adore le pouvoir et la destruction. En leur temps, quand ils le possédaient, le Portugal, l'Espagne, la France, l'Angleterre, l'Allemagne, le Japon, ont-ils fait mieux que les États-Unis? Les comparaisons historiques apparaissent toujours un peu oiseuses. Néanmoins, on ne peut juger objectivement des carences, erreurs et errements, nombreux de ce pays, si on oublie cette donnée: c'est le pouvoir, en soi, qui est un véritable cancer.Obama n'est pas un révolutionnaire (c'est une litote!) et les critiques fuseront sans doute rapidement. Il a au moins l'avantage sur Bush d'être intelligent et sensé, cultivé, ce n'est pas un fanatique religieux et il ne semble pas assoiffé de guerre. C'est un saut qualitatif important...

La littérature américaine a toujours joué un rôle majeur, détonnant, dans la critique des tares du pays, plus autocritique sans doute en cela qu'aucune autre. Plus largement, c'est un véritable laboratoire pour qui aime la littérature. J'ai beau retourner dans ma tête l'affirmation du secrétaire du prix Nobel selon laquelle la littérature américaine est trop fermée sur elle-même, je ne comprends pas ce qu'il veut dire. Peut-être s'agit-il d'un message crypté à l'égard des littératures qui s'intéressent à leur propre histoire, à savoir...toutes les littératures? Il y a pourtant bien des raisons d'aimer la littérature américaine, chacun peut y trouver son compte. Voici, brièvement esquissées, quelques-unes de mes raisons.

1- Comment pourrait-elle être fermée sur elle-même? C'est une littérature d'immigrants. Qu'est-ce qu'un «écrivain américain»? Isaac Bashevis Singer, gagnant du prix Nobel ayant écrit toute son oeuvre en yiddish? Kerouac à la recherche de ses racines bretonnes? Nabokov, un des plus grands écrivains... russes du XXe siècle? Faulkner, écrivain sudiste, l'ennemi de l'intérieur? Bellow, Roth, exprimant (entre autres) les aléas de l'identité juive? Ellison, Morrison, Reed, ceux de l'identité noire? Erdrich, Silko, Vizenor, ceux de l'identité amérindienne? À moins qu'on parle de l'oeuvre admirable de Willa Cather (qui a déjà écrit un roman sur Québec) racontant l'épopée des immigrants aux États-Unis, qui devient celle de tous les immigrants.

2- Depuis Melville, et c'est une constante du roman américain: il est long, massif, prolifique, il crée des mondes, d'une grande culture, et dépasse largement, souvent, les frontières du pays. De Pynchon à Gaddis en passant par Coover ou Powers, la démonstration est éclatante.

3- Il faut insister sur la valeur des dimensions politique et historique, au moins depuis l'oeuvre de Sinclair Lewis (l'hilarant Babbitt est le Ubu américain) jusqu'au récent et magistral roman de Denis Johnson sur la guerre du Vietnam (Arbre de fumée), en passant par toute l'oeuvre de Don DeLillo.

4- Plus que toute autre littérature au cours des dernières décennies, elle a utilisé de manière intelligente et subtile la science et ses réalisations, l'intégrant à la culture. Il s'agit d'une réalité qui touche des genres très différents.

5- Est-ce à cause de l'importance qu'a toujours eu l'oralité dans les textes? Il y a un travail sur la langue, et un travail d'expérimentation textuelle sans équivalent, depuis Mark Twain (autre formidable écrivain politique) jusqu'aux écrivains postmodernes qui commencèrent à écrire dans les années 60 (Barthelme, Gass, Coover, etc.), en passant par Faulkner ou un jeune écrivain comme Ben Marcus. Il faut souligner l'importance du lien entre expérimentation formelle et dimension sociale.

6- Même s'il est discutable d'en faire une catégorie en soi, notons l'importance extrêmement significative et novatrice des femmes dans la littérature américaine au XXe siècle. Il n'y a pas d'équivalent ailleurs. Depuis Gertrude Stein, (et avant elle, bien sûr, Emily Dickinson) jusqu'à Diane Williams et Mary Caponegro, en passant par Flannery O'Connor, Eudora Welty, Grace Paley, Louise Erdrich, Katherine Ann Porter, elles ont dynamisé toutes les formes, tous les genres.

7- Parlant de genre: la littérature américaine a joué un rôle central dans ce qu'on nomme la «paralittérature»: science-fiction, policier, fantastique. Une dénomination qui n'a plus de sens, tant les frontières se sont effacées. Un écrivain majeur comme Cormac MacCarthy, par exemple, touche aussi bien au gore qu'au western.

8- Comme si cela ne suffisait pas, la littérature américaine a produit le plus grand roman tragique du XXe siècle avec Les reconnaissances de William Gaddis. Un des trois grands romans du siècle avec L'homme sans qualité de Robert Musil et La vie mode d'emploi de Georges Perec. Oui, je sais, nous sommes là en pleine subjectivité. Mais on a le droit de s'amuser, non?

Jean-François Chassay est professeur au département d'études littéraires de l'UQAM. Romancier et essayiste, il a notamment publié L'ambiguïté américaine: le roman québécois face aux États-Unis (XYZ éditeur, 1995), Fils, lignes, réseaux (Liber, 1999) et Dérives de la fin (Le Quartanier, 2008) qui traitent, en tout ou en partie, de la littérature américaine.