On en a parlé comme d'un rêve impossible pendant 20 ans. Et voilà que le livre électronique fait enfin une percée. Aux États-Unis, le site d'Amazon offre 90000 bouquins numériques. Chez nous, Archambault vient de lancer un site qui proposera 50 000titres d'ici à la fin de l'année. Dès le mois d'octobre, Google pourrait à son tour inonder d'un seul coup le marché de 7 millions d'ouvrages virtuels. Comment les éditeurs québécois se préparent-ils à la révolution numérique? La Presse fait le point à la veille des premières Assises internationales de l'imprimé et du livre électronique, qui commencent demain à l'UQAM.

Depuis un mois, Michel Tremblay est l'objet de l'incompréhension de ses amis: le célèbre auteur a en effet eu le malheur de partager, en ondes, son enthousiasme pour le lecteur de livres numériques qu'il utilise depuis le mois de mars.

«Les gens pensent qu'on abandonne le livre, mais le livre n'est pas sorti de ma vie, s'étonne-t-il, plus rieur qu'excédé. On me demande sans cesse de me justifier là-dessus. Le livre électronique est un appareil commode, un point, c'est tout. Ce n'est pas la fin du monde.»

Aux États-Unis, en tout cas, le géant de la vente de livres sur internet Amazon fait de plus en plus d'adeptes avec son lecteur Kindle. Durant sa première année de vie, en 2007, le bidule n'a pas trouvé plus de 150 000 preneurs chez les Américains. Aujourd'hui, il séduit chaque mois des dizaines de milliers de nouveaux clients. Dans trois ans, plus de 18 millions de liseuses - Kindle ou modèles concurrents - devraient s'écouler dans le monde, estime la firme iSuppli, spécialisée dans l'analyse technologique.

«Il se passe quelque chose, c'est évident. Ça bouillonne dans le milieu de livre électronique», affirme Benoît Melançon, directeur scientifique aux Presses de l'Université de Montréal et spécialiste de l'histoire du livre. Pour la littérature scientifique, les produits ne sont pas encore tout à fait au point, croit le spécialiste. «Mais pour la littérature générale - les romans, les best-sellers, surtout - c'est en train de basculer. Graduellement, le livre électronique va faire sa place.»

Au Québec, les choses décollent. Quasi absents du monde numérique il y a encore un an, les éditeurs d'ici s'attaquent, tout comme leurs confrères français, au marché du livre numérique. Les éditeurs québécois se sont dotés au début de l'année d'un entrepôt numérique conçu par la société De Marque, et ils comptent de bons élèves: les Presses universitaires du Québec, les guides de voyage Ulysse et la maison Septentrion.

Depuis l'été, Ulysse a publié ses guides en version numérique, au Québec et en France. En prime pour les lecteurs des guides: le prix, inférieur à celui des versions papier, et la possibilité d'acheter le livre uniquement par chapitres. «C'est très excitant», confie le président des Guides Ulysse, Daniel Desjardins.

Chez Septentrion, on espère aussi numériser au plus vite la totalité des 550 titres que compte la collection. Près de la moitié le sont déjà, et l'éditeur trouve ainsi de nouveaux clients, notamment parmi les bibliothèques. «Je vois ça comme une occasion d'aller sur de nouveaux marchés», dit le directeur de la maison, Gilles Herman.

C'est aussi cet été que Quebecor a lancé, avec les magasins Archambault, la première librairie francophone numérique d'Amérique du Nord, jelis.ca. En se connectant sur ce site, on peut télécharger des livres édités au Québec, mais aussi des livres édités en France. Avant, pour accéder aux titres numériques francophones, il fallait passer par le site français de la FNAC ou Numilog et payer sa facture en euros.

«Il n'y avait aucun choix avant, ce qui était indécent», observe Bruno Caron, directeur du développement web chez Archambault.

Hors des librairies offrant les titres les plus populaires de l'heure, plusieurs maisons d'édition francophones invetissent aussi le marché. Parmi eux, le français Feedbook, qui offre les classiques tombés dans le domaine public ainsi que de nouvelles créations, mais aussi Publie.net, une coopérative d'auteurs spécialisée dans les textes contemporains (Éric Chevillard ou François Bon y sont publiés).

Depuis 18 mois, une petite maison québécoise, Robert ne veut pas lire, ne publie que des textes inédits. Ses oeuvres sont écrites pour être lues sur des écrans (même aussi petits que ceux d'un iPhone) et visent un public jeune et habitué des technologies, qui peut commenter les oeuvres achetées. Édouard H. Bond y a publié J'irais me crosser sur vos tombes, un roman vendu en épisodes au prix de 4 $ chacun. Pour cet auteur qui «écrit dans l'urgence», le numérique permet de satisfaire l'envie de rapidité tout en installant une interaction avec le lecteur. Huit cent exemplaires ont déjà été vendus. «Comparé aux gros best-sellers, c'est rien, mais pour l'électronique, je suis un micro best-seller», plaisante-t-il. «Je vais continuer à publier sur le papier mais je pense que le numérique va prendre plus de place. C'est vraiment pour les jeunes: ça fait comme un nouveau lectorat.»

En Angleterre, la compagnie Enhanced Editions veut aussi changer notre manière de lire. Elle accompagne déjà ses versions numériques de bandes sonores et permet de passer de la lecture traditionnelle à la lecture audio ou de visionner des vidéos tournées avec les auteurs.

Prudence chez Renaud-Bray

Malgré ce bouillonnement, plusieurs libraires québécois tels que Renaud-Bray ne semblent pas vraiment suivre la tendance. «Il y a une forte demande de livres papier et notre stratégie tourne massivement autour de la diffusion papier plutôt qu'électronique», affirme Blaise Renaud, le directeur commercial des librairies Renaud-Bray.

Trop petit, encore inexistant, embryonnaire, le marché du livre numérique francophone ne représente qu'une petite partie du marché du livre - moins de 1 % en France, selon l'Association nationale des éditeurs de livres (ANEL). «On est vraiment dans les balbutiements», observe Sébastien Rouault, chef des ventes chez Robert Laffont.

Malgré les prévisions selon lesquelles les ventes électroniques représenteront de 10 à 15 % des ventes de livres dans les cinq prochaines années, certains libraires ou éditeurs préfèrent donc attendre.

Seuls 30 éditeurs - pour une centaine de membres que compte l'ANEL - participent pour le moment au projet de numérisation. Tous n'offrent pas leurs livres à la vente en numérique. C'est le cas de Boréal: «On se hâte lentement», concède le directeur général de Boréal et de diffusion Dimedia, Pascal Assathiany. «Je vais suivre le pas, mais je n'ai pas envie de l'initier», dit quant à elle la fondatrice de la maison québécoise Les Allusifs.

Pourtant, les éditeurs québécois pourraient devoir réagir à l'offre numérique des éditeurs français. Ainsi, le dernier roman de Dany Laferrière, L'énigme du retour, n'existe pas en version numérique chez Boréal, mais le lecteur québécois peut l'obtenir en quelques instants par son éditeur français, Grasset, sur le site numérique de la FNAC.

«Ça, c'est un problème que les éditeurs québécois doivent régler le plus vite possible», répond Bruno Caron. Chez jelis.ca, on espère doubler l'offre de titres numériques (plus de 22 000 actuellement) d'ici à la fin de l'année. Petit hic: les livres québécois risquent de ne constituer qu'une offre très minoritaire (1000 actuellement), en dépit d'un palmarès de ventes très favorable aux éditeurs québécois.

Enfin, les réticences du milieu des éditeurs face au numérique se reflètent chez les auteurs, inquiets de perdre leurs droits d'auteurs. «Plusieurs acteurs du milieu littéraire sont certains que la littérature, c'est le livre», estime Mahigan Lepage, doctorant et auteur, qui a publié ses Carnets du Népal chez Publie.net.

«Au Québec, je ne sens pas encore l'urgence (de passer au numérique), alors que l'urgence est là», observe le jeune auteur. Un avis que partage Daniel Desjardins. «Le véritable enjeu, pour les éditeurs québécois, est le risque que les jeunes se tournent vers les livres en anglais. En 1970, 10 % des livres vendus au Québec étaient édités au Québec. Aujourd'hui ça varie entre 30 et 40 %, mais rien ne garantit qu'on ne va pas retourner en arrière. Il faut qu'on prenne notre place», dit-il.

Avec la collaboration de Tristan Péloquin