Fallait-il brûler le manuscrit inachevé de Laura, comme l'avait demandé Vladimir Nabokov avant sa mort en 1977? La publication du livre, prévue simultanément à New York et Londres le 17 novembre, suscite les passions.

Sa veuve Véra, qui lui survécut 14 ans et avait déjà sauvé des flammes l'ébauche de Lolita, son roman le plus célèbre, n'en fit rien.

Et leur fils unique Dmitri, aujourd'hui âgé de 75 ans, aura hésité 30 ans avant de confier l'oeuvre à l'agent littéraire Andrew Wylie, qui a négocié les droits en 2008 avec les maisons d'édition Knopf/Random House aux États-Unis, et Penguin en Grande-Bretagne.

Enfermées dans un coffre de banque à Montreux, où mourut Nabokov et où vit son fils, les 138 fiches cartonnées qui constituent L'original de Laura, titre complet de l'oeuvre, ont été l'objet de débats passionnés dans les innombrables conférences et articles qui continuent à être consacrés à l'un des plus grands écrivains du XXe siècle.

L'auteur né à Saint-Pétersbourg en 1899, émigré à la Révolution avec sa famille, rédigea ses oeuvres d'abord en russe, puis en anglais à partir de 1941.

«Dmitri a pris la bonne décision. Si son père avait voulu détruire le manuscrit il l'aurait fait lui-même», estime dans une interview à l'AFP Gavriel Shapiro, professeur de littérature russe à l'Université Cornell à Ithaca, auteur de plusieurs ouvrages sur Nabokov.

Il rappelle que l'écrivain, qui enseigna à Cornell entre 1948 et 1959, avait voulu brûler une ébauche de Lolita, le roman qui devait lui apporter une notoriété mondiale en 1955. «Il se dirigeait déjà vers l'incinérateur, mais Véra l'arrêta», souligne M. Shapiro.

Les doutes sont fréquents chez les créateurs, et d'autres cas de «désobéissance» existent: ainsi Max Brod, ami de Franz Kafka, avait passé outre une demande similaire et publié après la mort de l'écrivain tchèque plusieurs livres dont Le Procès (1925), un de ses romans les plus célèbres.

«Si Vladimir Nabokov avait eu le temps de terminer le roman, Laura aurait pu être son oeuvre majeure», considère le professeur Shapiro.

«Mon père m'a dit un jour quels étaient ses livres les plus importants. Il avait fait allusion à Laura. Un auteur ne qualifie pas d'important un livre qu'il demande de détruire», dit Dmitri dans une interview télévisée réalisée par la BBC en 2008 à Montreux. «Il n'aurait pas agi de façon aussi dramatique s'il n'avait pas vu la mort si proche», ajoute-t-il.

Dans un document d'archive de la BBC, Vladimir Nabokov explique que ces fiches cartonnées «ne sont pas des chapitres complets.»

«Je comble les lacunes ensuite», souligne-t-il. Ce procédé d'écriture progressive, par petites touches, sert d'argument à ceux qui critiquent la publication d'une oeuvre inachevée.

La trame de Laura a fait l'objet d'intenses spéculations. Certains assurent que le sexe y est plus présent que dans Lolita, roman tragique et scabreux pour l'époque, relatant l'obsession d'un quadragénaire, Humbert Humbert, pour une pré-adolescente. Ce succès mondial fut adapté au cinéma par Stanley Kubrick en 1962 et Adrian Lyne en 1997.

«Du sexe? non pas vraiment», dit Dmitri, qui révèle qu'il s'agit «en partie de l'histoire d'un neurologue brillant mais physiquement peu attrayant, déprimé par l'infidélité d'une épouse beaucoup plus jeune, et qui envisage le suicide.»

Le magazine américain Playboy, qui publia des bonnes feuilles d'Ada ou l'ardeur en 1969, a acquis le droit exclusif d'imprimer des extraits de «Laura» dans son numéro qui paraît le 10 novembre, une semaine avant la sortie du livre.