Rarement a-t-on lu dans une rentrée littéraire un premier roman aussi ambitieux. Et qui mieux est, à la hauteur de ses prétentions. Un pavé de près de 700 pages, environ 150 chapitres, 26 personnages, une histoire maîtrisée au quart de tour. C'est l'heure de découvrir Jean-Simon Desrochers, écrivain jusqu'au bout des ongles, qui dédie son premier roman à «ceux qui ne lisent pas».

«En fait, La canicule des pauvres, c'est 26 romans de 40 pages réunis en un», lance Jean-Simon Desrochers, aussi sûr de lui en paroles qu'à l'écrit.

 

Si l'on reproche souvent aux aspirants écrivains d'avoir voulu tout mettre dans un premier livre, on peut dire que Jean-Simon Desrochers a réussi à éviter cet écueil en se créant carrément un système. Il a mis un an à établir la structure de La canicule des pauvres avant de l'écrire. Tout a été pensé; l'heure, la température, les lieux, les liens. Il ne voulait pas tout dire, au contraire, mais se laisser assez de matière pour la suite. Son quatrième roman, qui est en fait son mémoire de maîtrise, est déjà fini. Les deux autres sont chez l'éditeur... On y retrouvera certains personnages de La canicule des pauvres. «Il y en a qui me disent que je me prends pour Balzac ou que je veux refaire les Rougon-Macquart de Zola!»

Pas mal pour ce jeune homme de 33 ans, qui a grandi dans ce système scolaire où l'expression prime la réflexion. «Écrire avec ses tripes», selon la formule consacrée, ce n'est certes pas pour lui. «Ce qui sort de mes tripes se trouve dans les toilettes.»

Il a réécrit inlassablement L'obéissance impure, son premier recueil de poésie paru en 2001 aux Herbes rouges. Son deuxième, Parle seul, publié en 2003, lui a valu le prix Émile-Nelligan. C'est pourquoi, il aime préciser que La canicule des pauvres, bien qu'il s'agisse d'un premier roman, n'est pas un premier livre. Un travail l'a précédé. «Moi, mon réflexe de vouloir tout mettre dans un livre, il est passé dans L'obéissance impure. C'était pratiquement mon testament...»

Génèse de la canicule

Jean-Simon Desrochers avait comme beaucoup d'autres l'idée romantique de mourir à 28 ans. Il a grandi à Chambly où il s'emmerdait ferme, trouvait tout moche et s'élevait seul devant la télé. Père absent, mère qui travaillait beaucoup pour assumer. «Un jour, je regardais un film affreux et je me suis dit: come on, je peux faire mieux que ça!» Il se met à écrire. Aime ça. Décide de devenir écrivain. Farfouille dans les rayons du Colisée du livre. S'inscrit de justesse au bac en littérature à l'UQAM. Plonge dans la bibliothèque de l'écrivain François Charron, découvre les formalistes, se gave de poésie et de littérature québécoise, abuse du pot, s'implique dans l'underground littéraire en fondant ou participant à des revues, Fresques, Dialogis et C'est selon, qui mènera à la création des Éditions du Quartanier. Il rêve de publier aux Herbes rouges, le «Saint-Graal de la poésie québécoise». Mais un jour, il craque. «J'étais dans une logique d'effacement total. Je m'en allais vers un cul-de-sac volontaire. Je me ramasse chez ma mère, à Chambly, en convalescence, à écouter Kid A de Radiohead en boucle, la tête dans le cul.»

Le livre d'art Saisons d'Andrée-Anne Dupuis-Bourret lui «donne un flash»... parce qu'il est écrit à l'impératif. Il réécrit tous ses poèmes, les donne à François Hébert des Herbes Rouges. Il signe son premier contrat. «Je n'en revenais pas.»

Andrée-Anne, sa meilleure amie à l'époque, est devenue sa femme. Et puisqu'ils ne sont pas morts à 28 ans, ils ont décidé de faire un enfant... et de vivre à Chambly. C'est entre la grossesse et les changements de couche qu'est né La canicule des pauvres.

«Je ne voulais pas faire ce fameux premier roman au «je» de 215 pages, qui met en scène un jeune homme québécois qui se questionne sur la mâlitude, son rapport à sa mère... De suivre juste un personnage, je trouve ça un peu limité et narcissique, je ne voulais pas m'aliéner la possibilité de faire plusieurs histoires. Ces personnages n'ont rien à voir avec mes préoccupations, mes opinions ne sont pas dans ce livre, sauf dans l'esthétique. J'ai l'intention d'explorer tous les processus possibles. La page blanche, je ne connais pas. Ce qui m'inquiète, c'est le cercueil, parce que je veux vivre assez vieux pour tous mes projets.»

L'effet «sac de chips»

Roman-chorale, inspiré par Raymond Carver, Bret Easton Ellis et Sade (Les 120 journées de Sodome, bien sûr), La canicule des pauvres est une étonnante expérience littéraire pour le lecteur, qui devient presque un habitant du Galant, immeuble d'habitation miteux où déambulent Zach, le français vendeur de drogue, Kaviak, pornographe, Monique, la proprio liftée, Jade, la prostituée, Takao, bédéiste japonais en exil volontaire, Henriette, qui se meurt devant sa télé... Ils sont 26 comme ça à vivoter de page en page. «J'aime l'idée d'une mythologie, entre Tarantino et Tintin», plaisante Jean-Simon Desrochers.

On se surprend à avancer sans se lasser dans cette brique, les chapitres faisant rarement plus de quatre pages. «C'est l'effet sac de chips, dit-il, sourire en coin. On veut en lire quelques-uns, on en lit beaucoup plus.» Et c'est voulu. Tout est voulu chez Desrochers. «Je ne me tiens pas avec des écrivains, note-t-il. Plutôt avec des gens qui n'ont pas lu plus de dix livres dans leur vie, dont deux des miens, par gentillesse. Je voulais écrire quelque chose que mes amis allaient lire non seulement par gentillesse, mais parce qu'ils allaient tripper. Je crois qu'il y a moyen de faire une littérature qui offre plusieurs niveaux d'interprétation. Que quelqu'un qui n'a lu que trois livres dans sa vie puisse avoir du fun, et qu'un autre qui a fait trois post-doctorats puisse en avoir autant.»

Maniaque de recherche, il vient justement d'être accepté au doctorat en création littéraire, dans un secteur «klondike» où il n'y a eu qu'un dépôt en dix ans. Trois manuscrits de plus derrière la cravate, il regarde droit devant. On va le suivre, c'est certain.

La canicule des pauvres

Jean-Simon Desrochers

Les Herbes rouges, 672 pages, 29,95$

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