La fermeture, imminente, de la Bouquinerie Saint-Denis confirme l'avenue du Mont-Royal comme haut lieu du livre usagé, ancien ou rare à Montréal. Petite virée sur le Plateau du vieux livre, dans un marché aux règles somme toute assez simples.

Certains ne vendent que du vieux tandis que d'autres le conjuguent avec du neuf. Par ici, c'est le livre ancien du temps de nos aïeux; là, trois rues plus loin, empilés sur deux étages, des milliers de best-sellers du début du siècle présent. D'autres encore divisent leurs intérêts entre le livre et le disque, vinyle ou compact.

Que vous cherchiez un exemplaire usagé de Da Vinci Code ou l'édition originale de 1891 de Chansons pour elle de Paul Verlaine, vous allez probablement trouver votre livre non loin des grands axes bouquinistes du Plateau que sont l'avenue du Mont-Royal et la rue Saint-Denis. Artère qui, il faut bien le dire, a perdu en prestige livresque depuis la fermeture de l'Échange Saint-Denis l'an dernier et celle, imminente, de la Bouquinerie Saint-Denis, longtemps le plus agréable commerce du genre en ville.

Établie en 2007 deux rues à l'ouest de Saint-Denis, la petite librairie Port de tête contribue à faire de Mont-Royal la Mecque du livre usagé, bien que ses propriétaires aient opté pour le marché hybride. «Dans notre niche, dira Martin Turcotte - philosophie, sciences humaines et littérature -, il y a des livres qu'on nous demande dix fois pendant qu'on ne les voit passer qu'une fois. C'est le cas des oeuvres de (Gilles) Deleuze ou de (Michel) Foucault, par exemple... C'est pourquoi on a décidé de vendre aussi du neuf.»

Dans la vitrine de Port de tête, des exemplaires (usagés) de Malaise dans l'esthétique de Jacques Rancière et de Marx&Sons de Jacques Derrida, philosophe de la «différance» et de la déconstruction. À l'intérieur de la petite librairie, 10 000 titres classés dans des étagères, la moitié des livres neufs dont la vente connaît des fluctuations saisonnières tandis que «l'usagé est plus stable». 

Port de tête, par ailleurs, est vite devenu le lieu de rendez-vous de la jeune édition montréalaise; dans ses murs ou, en saison, dans sa verte cour-terrasse, la savante petite librairie organise lectures et lancements pour des maisons comme Le Quartanier, La Peuplade ou L'Oie de Cravan. Entre-temps, si vous cherchez La philosophie cannibale du Berbère Lucien Oulahbib, c'est la place.

À une intersection au nord, dans un lieu où règne un tout autre ordre de bibliothéconomie, Michel Lefebvre a posé son assiette dans les 50 centimètres carrés d'espace libre qu'il se réserve sur son bureau. Depuis 22 ans, cet ancien chargé de cours (d'espagnol) de l'Université de Montréal exploite la librairie Henri-Julien où s'empilent plus de livres au mètre cube que n'importe où ailleurs à Montréal (excepté peut-être chez Westcott, bouquiniste anglophone à connaître, rue Sainte-Catherine Ouest).

«La clientèle change, nous dira M. Lefebvre. Ils sont de plus en plus rares, les gens qui viennent passer une heure ici, juste pour le plaisir de bouquiner. Les jeunes font leurs recherches sur internet.» Plus rapide certes, mais le web n'offrira jamais le plaisir de tenir dans ses mains - et de sentir! - un vieil exemplaire de La Divine Comédie de Dante (M. Lefebvre l'a peut-être aussi en italien...). Ou de feuilleter Les Grandes Heures de la Bible, illustré par Gustave Doré (1832-1883). Déjà vendus, les cinq tomes, à un collectionneur qui a payé 300$. «C'est une oeuvre assez rare, mais si les livres avaient été écornés, je ne les aurais pas achetés. «Trésorerie, inventaire, roulement, espace...

- Qu'est-ce que vous feriez si vous n'étiez pas libraire?

- Je ferais des dépressions...

Pour l'heure, le libraire gagne sa vie dans un marché «qui va mal», mais dont les règles sont assez simples: les bouquinistes achèteront la plupart de vos livres usagés à un quart du prix du neuf pour les revendre à la moitié de ce même prix. Par exemple: vous avez payé L'Énigme du retour 24,95$ chez Renaud-Bray; le bouquiniste va vous en donner 6$ avant de l'offrir à 12$ à ses clients. L'éditeur (ici Boréal) et l'auteur ne touchent rien de la revente, mais Dany Laferrière n'en a pas moins un lecteur de plus.

Deux éléments peuvent modifier à la hausse ces prix d'achat et de revente: la perspective d'une vente rapide et la rareté du titre que tout un chacun peut maintenant évaluer sur internet. Et là, explique Richard Gingras, «le livre vaut ce que le client est prêt à payer pour l'avoir». Combien pour ce Refus global original ronéotypé de 1948 - qu'il garde dans un écrin -, numéro 17 de 400 exemplaires, avec la bague et le feuillet d'errata? Si vous êtes dans les quatre chiffres, il vous en manque un...

Richard Gingras fait figure d'excentrique, qui tient commerce rue Ontario (près de Plessis) dans le «faubourg à m'lasse», sa patrie. Il a commencé en 1978 avec 5000 livres achetés du collège André-Grasset, une bonne partance. «Je ne vends pas d'Harlequin. J'ai du canadiana, des classiques, des livres rares et anciens.» Rares (mais pas trop) comme l'édition originale (Pascal, 1945) de Bonheur d'occasion de Gabrielle Roy. Anciens comme Chansons pour elle de Verlaine, publié en 1891 chez Léon Varin et exposé au Chercheur de trésors à 800$.

Le bouquiniste gagne-t-il bien sa vie? «C'est les 25 premières années qui sont dures...»

Photo André Tremblay, La Presse

L'Échange, sur l'avenue du Mont-Royal.