Comment on se perd en essayant de se trouver, dit le sous-titre de The Authenticity Hoax, le dernier essai du philosophe et journaliste canadien Andrew Potter. L'authenticité serait-elle un mirage ? Discussion sur la culture de l'authenticité, les produits locaux, le yoga chaud et... Susan Boyle.

Q : Vous commencez votre livre en parlant de Florent Lemaçon, un ingénieur français qui, dégoûté par la société, a tout quitté pour partir faire le tour du monde en voilier avec sa femme et son fils. Malgré les avertissements, il s'est rendu dans le golfe d'Aden, près de la Somalie, où des pirates l'ont kidnappé. Il est mort dans l'opération de sauvetage. En quoi son histoire est-elle symptomatique de notre époque ?

R : Sa critique de notre société était assez typique. Il se sentait aliéné par notre époque. Il ne voulait pas de l'éducation imposée par l'État, de la culture de consommation, de la télé et de tout ce qu'il voyait autour de lui. On se sent tous un peu comme cela. C'est une impression très répandue, que la culture ambiante nous aliène et qu'il faut aller chercher un sens ailleurs.

Q : Sauf que lui a vraiment agi en conséquence...

R : Oui, il a réalisé l'idée folle de tout larguer. Malgré les avertissements, il a navigué dans le golfe d'Aden. Comme si les pirates étaient moins dangereux que la culture de masse !

Q : Vous voyez trois causes à la crise de sens : le capitalisme, la sécularisation et l'individualisme causé par le libéralisme politique. Ils dissolvent les vieilles structures sociales, politiques et religieuses. Quel est le lien avec l'authenticité ?

R : Comme le monde en lui-même ne répond plus à la question du sens de la vie, on cherche donc une réponse ailleurs, en soi. On veut être fidèle à qui on est, à ses émotions, et exploiter sa force créative.

Q : Vous critiquez cette quête ?

R : Elle implique l'idée que nous possédons une identité au coeur de nous-mêmes et que la société nous en coupe. On croit donc qu'il faut enlever les couches de cette influence sociale pour retrouver son noyau, son moi profond. Lemaçon est parti en voilier pour ça. Or, il n'y a pas de preuve qu'il existe un tel noyau. Et s'il existait, rien ne garantit qu'il serait bon.

Q : Quel est le lien entre cette quête et ce que vous nommez la culture de l'authenticité ?

R : On essaie de faire concorder la personne que les autres voient avec celle qu'on croit être ou qu'on voudrait être. On veut aligner l'extérieur avec l'intérieur. Alors à travers la consommation, on montre qu'on est motivé par la quête d'une vie authentique, porteuse de sens. On ne consomme pas un vulgaire bien, mais plutôt un mode de vie.

Q : Vous écrivez que cette consommation peut devenir compétitive. On serait authentique parce que les autres ne le sont pas. On veut donc se montrer non seulement authentique, mais aussi plus authentique que les autres. Les aliments biologiques en seraient un exemple ?

R : Le bio était très populaire il y a quelques années. Mais quand les grandes chaînes comme Wal-Mart ont commencé à en vendre, l'image a changé. Ça devenait trop commercial aux yeux de certains. Ces gens sont donc passés à un mode d'alimentation plus authentique selon eux, le manger local. Et maintenant, on parle de manger local dans un rayon restreint, de 50 km.

Q : Est-ce une mauvaise chose ?

R : Je ne dis pas que manger local est mauvais. Seulement, il faut distinguer entre ce qui est bénéfique pour la société et ce qui sert seulement à nous valoriser égoïstement. D'un point de vue environnemental, le transport de nourriture par train peut être plus efficace que les nombreux petits transports en voiture du manger local. Récemment, le New York Times a écrit que la demande de viande locale excède les capacités de plusieurs abattoirs du nord-est des États-Unis. Ils doivent donc envoyer le bétail se faire abattre ailleurs, puis on leur envoie la viande dite locale. C'est ironique.

Q : Et le yoga carbure aussi à cette culture de l'authenticité ?

R : Je pense que oui. Lululemon (une boutique d'accessoires et de vêtements de yoga) vous vend un mode de vie, quelque chose de spirituel qui s'oppose au consumérisme. Ses vêtements de yoga peuvent coûter plus de 100 $. En Inde, pourtant, le yoga est un phénomène de masse. Les gens le pratiquent dans des vêtements amples et très simples. Ici, la pratique se transforme en compétition. Puisque le yoga se popularise, on cherche maintenant des formes de yoga plus authentiques, comme le «yoga chaud» (pratiqué dans une salle chauffée) et plusieurs autres variantes.

Q : Dans votre essai précédent, Révolte consommée, vous soutenez que les publicitaires ne créent pas ces besoins. C'est encore votre thèse ?

R : Oui. Des livres comme No Logo, de Naomi Klein, prétendent que la publicité crée des besoins, qu'elle nous lobotomise presque. Ce n'est pas plausible. Sinon, ce serait trop simple pour les publicitaires ! Ils fonctionnent différemment. Ils sont un peu comme des marchands d'armes : ils vendent à tous les clans, qui les utilisent ensuite comme ils veulent dans leur guerre d'image et de positionnement pour se montrer plus authentiques.

Q : La culture de l'authenticité aurait aussi modifié nos jugements esthétiques ?

R : Si la seule source de valeur est le soi authentique, la conception de l'art change. On ne s'intéresse pas seulement à l'oeuvre, mais aussi à l'artiste. Son histoire et son vécu nous obsèdent, tellement que la vie remplace presque l'art. L'histoire de Susan Boyle est un bon exemple. Il y en a plusieurs autres, comme John Spencer (rocker et bluesman), qu'on traitait d'imposteur parce qu'il venait d'une bonne famille. C'était là son crime.