Philip Kerr aurait pu se contenter de chanter «J'aurais voulu être un artiste». Mais il l'est devenu. L'auteur de la «Trilogie berlinoise», dont la cinquième enquête de Bernie Gunther, Une douce flamme, vient de nous arriver en librairie, raconte son parcours à La Presse.

Son père, entrepreneur écossais qui a bâti sa propre compagnie de construction, voulait qu'il devienne avocat et que la famille fasse ainsi son entrée dans la bourgeoisie. «Les pères veulent que leurs fils soient respectables et pour lui, c'était ça, être avocat. Mais je n'étais pas intéressé à être respectable», s'amuse Philip Kerr, affichant cet humour que ses lecteurs connaissent fort bien.

C'est à l'occasion de la sortie, en français, de la cinquième enquête de Bernie Gunther, Une douce flamme (Éditions du Masque), que l'écrivain a donné rendez-vous à quelques journalistes à Berlin. À l'hôtel Adlon, plus exactement. Celui-là même - ou presque, l'immeuble original ayant été détruit - où il a envoyé à quelques reprises son personnage. Pour travailler, pour enquêter, pour vivre et même pour avoir du très bon temps dans une certaine chambre.

Bref, le jeune Philip a obéi à son père... tout en n'en faisant qu'à sa tête: «J'ai étudié la loi mais, aussi, la philosophie de la loi. C'était une excuse pour lire les grands textes philosophiques qui, eux, me fascinaient.» Et qui dit textes philosophiques, dit écrits de Kant, Hegel, Nietzsche, etc.

De là est née l'attraction de Philip Kerr pour l'Allemagne en général, et Berlin en particulier. «Pour moi, Berlin définit le XXe siècle. Berlin dans les années 20, c'était la ville la plus libérale d'Europe. Vous y trouviez tout ce que vous vouliez, sexe, drogues, cabarets. Les années 30 ont été celles de l'apparition et de la montée de politiques nouvelles. Elle est ensuite devenue le centre de la Guerre froide. Et aujourd'hui, elle est un grand centre corporatif.»

Porté par cette fascination, il s'est rendu à Berlin, une première fois, au milieu des années 80. «Je voulais comprendre comment le nazisme était apparu là et l'impact qu'il avait eu sur l'Allemand ordinaire. J'ai marché dans la ville d'aujourd'hui, cherchant celle d'hier. Le nom des rues a changé trois ou quatre fois au cours des 100 dernières années, des immeubles ont été bombardés et remplacés par d'autres...»

Une époque de grands tourments

Philip Kerr s'est ainsi retrouvé comme un détective, cherchant à percer un mystère, à refaire un puzzle. Lui qui avait toujours voulu devenir écrivain a ainsi trouvé sa voie et sa voix. Celle d'un enquêteur qui vivrait en cette époque de grands changements et grands tourments. Une période qui, aux yeux de Philip Kerr, est le moment historique le plus important depuis la Réformation - qui est, elle aussi, née en Allemagne, rappelle l'écrivain.

Ainsi, son personnage - baptisé Bernie Gunther, désabusé, insolent, brillant dans sa perspicacité comme dans son humour noir, homme à femmes aussi, un genre de Phil Marlowe allemand - serait le porteur des réponses que lui, le romancier, découvrirait ou inventerait. Car il en va ainsi de l'oeuvre de Philip Kerr, les personnages et les faits historiques se mêlent à la fiction. Himmler, Goering, Heydrich passent dans ses pages et côtoient Gunther. De façon formidablement crédible.

C'est le but de la chose: «J'aime que les choses aient l'air vraies.» Mais en optant pour cette utilisation de gens et d'événements qui sont passés à l'histoire, il s'impose un carcan. «C'est plus difficile de faire ainsi, admet-il. Parfois, j'aurais besoin qu'untel soit à tel endroit mais, dans les faits, il était ailleurs!» Et puis, il y a les mots qu'il met dans leur bouche. «Vous savez, l'écrivain est un peu comme un acteur qui interprète un personnage, réel ou fictif. C'est ce que je fais, je vais sous la peau du personnage, pour trouver sa vérité et même, son humanité. Les mots viennent alors.»

Buenos Aires, 1950

Dans Une douce flamme, il s'est entre autres glissé «sous la peau» d'Evita Perón. Rien de moins. Le roman, qui se déroule sur deux époques, l'une servant de miroir éclairant l'autre - une structure extrêmement réussie -, voit Gunther arriver à Buenos Aires sous une fausse identité. Nous sommes en 1950, les nazis trouvent refuge en Argentine. Là, le chef de police charge Bernie d'une enquête qui ressemble, pour le détective, à une autre. Qu'il n'a jamais élucidée. C'est à Berlin, en 1932. Il travaillait pour la Kripo. La deuxième époque d'Une douce flamme est là. Elle révèle beaucoup de choses sur le temps mais aussi sur Gunther, dont on découvre le passé par «capsules temporelles» et non dans la linéarité.

L'effet est fascinant. Et c'est pour cela que Philip Kerr utilisera la même forme dans ses deux prochains romans - If the Dead Rise Not, en voie de traduction, qui se déroule à La Havane et dans le Berlin des Jeux olympiques de 1936; et celui pour lequel, lors de notre passage à Berlin, il faisait des recherches.

Après? Philip Kerr ne sait pas. «J'ai encore quelques idées pour Bernie mais si dans 10 ans je suis encore avec lui, je verrai ça comme un échec.» Il aime son personnage, qui n'est pas figé dans sa psyché comme un Sherlock Holmes ou un Hercule Poirot - «Il change en même temps que moi. Au début, il était plus violent et sexy. Maintenant, nous sommes tous les deux plus vieux, plus avisés... et plus gras», rigole-t-il.

Et quand il dit qu'un jour, il tournera la page «guntherienne», on peut le croire: il l'a fait une première fois. Pendant 15 ans, entre la parution de la «Trilogie berlinoise» et celle de La mort, entre autres, il a écrit des romans de science-fiction, pour enfants, un livre mettant en scène Isaac Newton dans ses fonctions de détective, des scénarios - il en écrit en général un par année, même si aucun n'a encore été produit, parce que ça lui permet une entière liberté de style et de genre qui lui plaît.

Et la liberté, Philip Kerr aime. N'a-t-il pas planté ses racines littéraires à Berlin parce qu'elle a été, un jour, symbole de toutes les libertés?

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Les frais de voyage ont été payés par les Éditions du Masque.