L'écrivain américain James Ellroy, star du roman noir et auteur fétiche des Français, était de passage à Montréal cette semaine. Prétexte? La parution en français de Underworld USA, une épopée politique de plus de 800 pages qui commence au lendemain des assassinats de Bobby Kennedy et de Martin Luther King et qui se termine un mois avant le Watergate. Rencontre avec un homme posé, sauf quand il sort de ses gonds. Sans raison.

L'espace d'un instant, je me suis sentie comme une petite fille de cinq ans et demi rabrouée par un père furieux et fou qui la foudroie du regard en lui criant par-dessus les oreilles: «Ne m'interrompez quand je parle! Avez-vous compris? Ne m'interrompez pas!»

 

Je ne l'avais pas vraiment interrompu. J'avais seulement glissé une remarque pour compléter sa phrase. Mais cette intrusion qui se voulait amicale a fait dérailler le fil de la pensée d'un homme qui, de toute évidence, a de la difficulté à contrôler sa colère et son agressivité. Ne m'interrompez pas! a-t-il martelé à nouveau.

J'avais beau me sentir comme une petite fille, je n'ai plus cinq ans et demi et James Ellroy n'est pas mon père. C'est pourquoi, au milieu de la suite 1742 du Reine Elizabeth, là où il y a 41 ans, John Lennon et Yoko Ono ont enregistré Give peace a Chance, j'ai abandonné le pacifisme et j'ai osé répliquer à l'ogre en colère qu'il pourrait être poli. Il n'a évidemment pas apprécié la remarque et s'est empressé de me menacer d'expulsion. Les journalistes présents à la rencontre de presse ont disparu au fond de leurs fauteuils en regardant par terre alors qu'un silence glacial s'abattait sur la suite de John et Yoko. Give peace a chance? Pas vraiment, non.

Puis une âme charitable a cherché à faire diversion en demandant si M. Ellroy avait un commentaire à faire sur la marée noire et son désastre écologique. «Je n'ai strictement rien à dire sur le sujet. C'est ma blonde qui m'en a informé cinq semaines après le fait. Je ne me tiens pas au courant de l'actualité. Je ne lis pas les journaux. Je ne vais pas au cinéma. Je n'ai pas de téléphone portable. Je n'ai pas d'ordinateur. Je ne suis jamais allé sur l'internet. Le monde moderne n'est d'aucun intérêt pour moi.»

Nous voilà prévenus. L'atmosphère s'est calmée. Les nuages noirs se sont dissipés et James Ellroy a rangé ses démons et ses accès de colère dans la poche de son pantalon Ralph Lauren fripé et a poursuivi comme si de rien n'était. Fair enough, comme disent les Anglais.

Broyer du noir

Je l'ai retrouvé une heure plus tard, deux étages plus haut, dans un salon privé où une musique d'ascenseur jouait en sourdine. La musique ne l'a pas dérangé, pas plus que ce tête à tête avec celle qui avait subi ses foudres et qui, au lieu de se pousser ,avait décidé de tenir bon coûte que coûte.

James Ellroy ne s'est pas excusé. Pas plus qu'il n'est revenu sur l'incident de la conférence de presse. Il était déjà passé à autre chose. Il avait tourné la page. Prochaine question.

En public ou en privé, James Ellroy est sensiblement le même homme. Il parle lentement, en articulant soigneusement, avec un regard fixe d'autiste, le front plissé par l'effort d'une concentration aussi concentrée que du café au charbon. La concentration semble être d'ailleurs la grande activité de sa vie. Il peut passer des heures dans le silence et l'obscurité à réfléchir, à ruminer, à broyer du noir, mais surtout à se concentrer. Pour ce qui est de broyer du noir, James Ellroy est le champion. Pas rien que dans sa vie. Dans ses romans et tout particulièrement dans Underworld USA, troisième et dernier volet d'une épopée politique qui démontre, pendant 800 pages, que l'Amérique n'a jamais été innocente et que même au plus fort de la fièvre du peace and love et de sa philosophie libre et utopiste, elle était la proie de forces sinistres, secrètes et criminelles.

La vaste majorité des personnages d'Underworld USA sont des gangsters, des plombiers, des hommes de main qui exécutent les basses oeuvres des tout-puissants. En les faisant vivre pendant 800 pages, James Ellroy réussit par son souffle littéraire, tantôt haletant, tantôt obsessionnel, tantôt carrément assommant, à nous donner l'impression que leur histoire secrète est ce qui s'est réellement produit dans les coulisses de la politique américaine. Mais est-ce seulement une impression?

«Mon seul souci, c'était de raconter ma version de l'histoire à moi, à partir de ma propre perspective, qui est la perspective d'un écrivain qui oeuvre dans le genre mineur du polar. Je n'ai jamais dit que ce que je vous présente est un portrait juste et réel de l'Amérique. C'est simplement la façon dont je vois la vie. Je ne parle pas dans ce bouquin d'Américains normaux et bons qui vivent des vies normales et équilibrées. Je parle d'hommes qui appartiennent à la sous-culture du crime dans un monde souterrain régi par ses propres lois. Ce monde-là existe vraiment, mais je ne pourrais vous dire s'il ressemble en tous points à celui que j'ai inventé d'instinct.»

Réalité ou fiction?

Une grande partie de l'action d'Underworld USA se déroule à Los Angeles, ville qui a vu naître James Ellroy en 1948. Mais il y a des incursions à Haïti et en République dominicaine, où la mafia de l'époque tente d'implanter des casinos dans le but d'y blanchir de l'argent. Or, James Ellroy n'est jamais allé ni en République dominicaine ni à Haïti. Il a engagé une recherchiste pour qu'elle aille sur le terrain et lui ramène photos, cartes et documentation. Qu'importe. Le portrait qu'il trace de ces deux endroits semble si juste que je lui ai demandé de m'expliquer pourquoi, selon lui, ces deux voisines géographiques ont évolué dans des directions aussi différentes.

Sa réponse m'a coupé le souffle: «En échafaudant le plan d'Underworld USA, j'avais décidé que le récit se transporterait quelque part en Amérique centrale, près du Nicaragua. J'ai choisi la République dominicaine un peu par hasard, et puis mon ex-femme m'a offert un atlas. C'est là que j'ai découvert que la République dominicaine n'était pas située à l'endroit où je pensais qu'elle était. Je l'ai gardée quand même.»

Cette anecdote amusante dit une seule chose: James Ellroy se fout royalement de la réalité. Quiconque croit que ce qu'il écrit est un compte-rendu documenté et factuel de la réalité fait fausse route.

Underworld USA commence en juin 1968, l'année où James Ellroy a eu 20 ans et celle où des milliers de jeunes de l'ère du Verseau se sont libérés de leurs chaînes et livrés à la grande fête de l'amour, du sexe, de la drogue et du rock'n'roll. Pourquoi James Ellroy n'a-t-il pas fêté avec eux? «Parce que je n'ai pas été invité et que, de toute façon, j'avais mon propre programme. Je prenais de la drogue, je buvais, mais si j'avais les cheveux longs, c'est seulement parce que n'avais pas d'argent pour les faire couper. Pour le reste, je préférais écouter Beethoven et Bruckner que leur rock insipide.»

Depuis la publication d'Underworld USA, lancé en anglais en 2009 sous le titre Blood's a rover, Ellroy s'est remis au travail. Son nouveau bouquin, qui sortira en français dans quelques mois, s'intitule La malédiction Hilliker. Il s'agit d'une digression sur sa mère, Jean Ellroy Hilliker, assassinée en 1958 alors qu'il n'avait que 10 ans et dont le meurtre n'a jamais été élucidé.

Cet assassinat est le fondement de toute l'oeuvre de Ellroy. C'est aussi ce qui a forgé son sale caractère. «Peu de temps après la mort de ma mère, je suis devenu fasciné par le monde du crime. Tout ce que je voulais faire, c'était lire des livres sur le crime, regarder des émissions et des films sur le crime et espionner les filles riches de Hancock Park. J'étais un voyeur.»

Croit-il qu'il aurait été un autre écrivain si sa mère n'avait pas été assassinée? Aurait-il même écrit? «Je ne pense pas de manière hypothétique. Ce qui est arrivé est arrivé. Je n'y peux rien.» James Ellroy entreprendra prochainement une nouvelle épopée sur les années 30 et 40. C'est dire qu'il retournera bientôt dans le tunnel noir et étouffant de son imagination. Y aura-t-il un peu de lumière au bout? James Ellroy me jure que oui. Je n'en suis pas convaincue.