Pour les lecteurs de l'extérieur de la Turquie, Elif Shafak est l'écrivaine d'un seul roman, La bâtarde d'Istanbul. Mais pour le grand public turc dont elle est l'enfant chérie, c'est un auteur prolifique, qui a signé une dizaine de romans, dont le plus récent, Soufi mon amour, qui paraît ici après s'être écoulé à plus d'un demi-million d'exemplaires en Turquie. Nous avons rencontré Elif Shafak cet été à Istanbul.

Elif Shafak m'avait donné rendez-vous au Gloria Jean's Café sur le bord du Bosphore à Bebek, un quartier chic et bohème d'Istanbul. Le café était vide, un miracle dans cette ville de 12 millions d'habitants où les cafés sont toujours bondés. En l'attendant sur la terrasse, les yeux rivés sur les cargos indolents du Bosphore, je n'avais aucune peine à comprendre l'attachement profond d'Elif Shafak pour cette ville magique qu'est Istanbul et cela, même si l'écrivaine de 39 ans est née à Strasbourg d'une mère diplomate et d'un père universitaire disparu du paysage peu après sa naissance.

Grande, mince, les pommettes saillantes, les yeux verts en amande, Elif Shafak est non seulement une écrivaine de coeur et de talent, qui a su capter l'âme de la Turquie d'aujourd'hui, mais c'est aussi une beauté. Elle parle d'une voix veloutée dont la douceur pourtant ne distille pas une once de soumission. Au contraire. Voilà une femme qui a été élevée par des femmes, une féministe mais pas une doctrinaire, quelqu'un qui cherche à comprendre avant de juger et qui n'hésite pas à prendre des risques, quitte à verser dans la controverse. C'est ainsi qu'elle s'est retrouvée au banc des accusés à cause de La bâtarde d'Istanbul, un roman qui abordait le délicat sujet du génocide arménien. Accusée comme le Nobel turc Ohran Pamuk par le gouvernement d'avoir insulté «la turquicité», elle fut finalement acquittée. Au même moment, son grand ami Hrant Dink, éditeur d'un journal arménien, était assassiné par un jeune nationaliste turc. Ces deux épisodes douloureux, vécus pendant qu'elle était enceinte de son premier enfant, l'ont plongée dans une dépression post-partum qui s'est soldée par l'écriture du récit autobiographique Lait noir.

Au-delà des stéréotypes

Quatre ans plus tard, les nuages se sont dissipés dans sa vie et dans son écriture comme en témoigne Soufi mon amour, qui raconte en parallèle deux histoires d'amour d'exception: l'une entre le poète Rumi et un derviche du nom de Sham de Tabriz, au XVIe siècle, et l'autre entre une ménagère juive de North Hampton et un travailleur humanitaire soufiste qui vit à Amsterdam.

«Quand j'écris, m'explique Elif, je suis comme un compas. J'ai un pied solidement ancré dans la culture et l'histoire de la société turque et l'autre qui se promène dans le monde. Peut-être parce que j'ai beaucoup voyagé et aussi parce que j'ai enseigné à l'étranger, avec chacun de mes livres, j'essaie d'être cosmopolite et de réunir des gens issus de cultures très différentes que tout sépare et qui, pourtant, sont attirés l'un vers l'autre. J'ai poussé cet amour des contraires à l'extrême dans Soufi mon amour en essayant cette fois d'aller au-delà des clichés et des stéréotypes et de montrer que c'est tout à fait possible qu'une ménagère juive du New Hampshire s'éprenne d'un type à mille lieues de son quotidien.»

Pour écrire Soufi mon amour, qui a été publié en anglais sous le titre The 40 Rules of Love, Elif Shafak n'a pas cherché la facilité, loin s'en faut. Elle a d'abord écrit l'histoire en anglais, l'a fait traduire en turc, a pris la version du traducteur qu'elle a réécrite en turc, puis, à partir de cette version, a tout réécrit en anglais. «C'était fou et épuisant comme démarche, mais bon...» dit-elle en s'excusant de ce perfectionnisme frôlant la compulsion qui semble l'habiter. Chose certaine, ce que le roman a gagné en profondeur littéraire n'a pas été vain. La première semaine de sa parution en Turquie, en janvier dernier, Soufi mon amour s'était écoulé à 100 000 exemplaires. Puis, très vite, une sympathique controverse a éclaté au sujet de la couverture rose fluo. «Les hommes ont trouvé que la couverture ressemblait à la couverture d'un livre porno. Ils se sont plaints d'être obligés de cacher la couverture pour pouvoir le lire dans le métro. On a pris leurs plaintes au sérieux et on a fait imprimer une nouvelle couverture d'un gris cendré pas trop compromettant.»

Occidentalisées, voilées

Même si les hommes turcs ne se cachent plus pour lire Soufi mon amour, il n'en demeure pas moins que les femmes constituent le lectorat le plus important d'Elif Shafak. «Mes lectrices sont autant des jeunes femmes modernes, urbaines et occidentalisées que des femmes voilées. Et personnellement, je ne pense pas qu'une femme voilée est nécessairement une femme opprimée. Je crois que beaucoup de ces femmes portent le voile par respect de la tradition et parce que leurs grands-mères portaient le voile. Pour le reste, je suis heureuse de les voir envahir la sphère publique, conduire une auto, parler sur leur portable ou naviguer sur l'internet. C'est ça qui compte. Pas le voile qu'elles portent.»

Il y a une tolérance très soufiste dans les propos d'Elif Shafak. Celle-ci se réclame d'ailleurs de cette philosophie mystique et pacifiste de l'Islam qui, après être tombée en désuétude, semble gagner de nouveaux adeptes un peu partout, y compris chez nous. Elif avoue d'ailleurs avoir des amis soufistes à Montréal. Elle a failli venir chez nous l'an passé et promet qu'un jour, elle fera le voyage. En attendant, elle ne jure que par Istanbul, une ville envoûtante et magique où nul n'a besoin de naître pour en être éperdument amoureux.

Soufi mon amour

Elif Shafak

Éditions Phébus, 416 pages, 34,95$