«Je voulais donner vie à cette histoire réduite à deux thèses desséchées, lui donner un souffle épique. Parce qu'elle est passionnante.» Louis Hamelin est intarissable et incollable quand il s'agit de la crise d'Octobre. S'il a mis huit ans à écrire La constellation du Lynx, c'est qu'il a tout lu et analysé: témoignages, archives des procès, articles de journaux, comptes rendus de réunions, rien ne lui a échappé. Un peu comme les «octobierristes», groupe d'étudiants en littérature qui, dans son livre, se réunit pour débusquer les trous dans l'histoire de la crise d'Octobre autour d'un pichet de bière.

Car trous il y a, affirme l'écrivain, qui les a comblés en livrant son interprétation des faits. «Je propose une solution romanesque, mais je ne prétends pas détenir la vérité», dit-il, estimant que la littérature était la meilleure voie pour expliquer les zones d'ombre des événements et de leurs acteurs. Il offre ainsi une version différente des deux thèses principales qui circulent sur octobre 1970 en plaçant les felquistes au coeur d'une machination politico-policière, entourés d'agents secrets et de taupes.

«Je ne suis pas d'accord avec la version héroïque selon laquelle les felquistes ont agi à l'insu des forces policières. Il faut en finir avec cette naïveté révolutionnaire.» Il s'attaque aussi à la version officielle d'une Loi sur les mesures de guerre promulguée à la demande de Québec et est convaincu qu'on a laissé les felquistes agir avant d'intervenir au moment opportun, alors que la police savait depuis le début où ils étaient cachés.

Conscient qu'il bouscule l'ordre établi, l'écrivain n'a pas peur de la polémique. «Je suis prêt à en débattre n'importe quand.» Mais ne souffre-t-il pas un peu de «conspirationnite» aiguë? En souriant, Louis Hamelin affirme ne pas être d'accord avec les dérives conspirationnistes qui sévissent sur l'internet, mais réclame le droit de «poser des questions et de réfléchir sur la manipulation sans être pris pour un hurluberlu».

Ambiguïté

La force de La constellation du Lynx réside dans l'ambiguïté entre ce qui est vrai et ce qui ne l'est pas, entre le roman à clés et la saga romanesque pure. L'auteur s'est amusé avec les noms - les frère Rose sont devenus les frères Lafleur, Robert Bourassa est Albert Vézina... -, a modifié des noms de villes, de rues. Mais il a aussi traduit intégralement des articles de journaux et donne un nouvel éclairage à plusieurs épisodes inexpliqués. «Affirmer que j'ai tout inventé, c'est m'accorder une capacité délirante d'imagination», lance-t-il.

Deux personnages importants sont cependant les créatures de l'écrivain. D'abord Samuel Nihilo, alter ego de l'auteur, qui part sur les traces de l'Histoire au tournant des années 2000. On suit sa quête et les débuts d'une histoire d'amour qui le sauvera de la déroute au moment où, hanté par le spectre de l'otage sacrifié Paul Lavoie, il perd pied, dépassé par tout ce qu'il ne voit pas.

Puis il y a Chevalier Branlequeue, professeur et écrivain national, qui a mis Samuel sur la piste. Arrêté en pleine nuit et emprisonné pendant la crise d'Octobre, il est la voix émouvante de tous ceux qui ont été envoyés en prison. «Aujourd'hui, on dit presque que ces emprisonnements, ce n'était pas si grave. Mais je voulais quelqu'un qui représentait les artistes, les Miron, Godin, Julien, pour raconter ce qu'ils ont vécu. Cinq cents personnes arrêtées sans mandat, ce n'est pas rien.»

Polyphonique

De l'Abitibi à Montréal, de la Gaspésie au Mexique, Louis Hamelin a écrit un roman polyphonique qui ne comporte aucun temps mort. Felquistes, indics, militaires, policiers, mafieux, éminences grises, les voix et les points de vue se multiplient et se répondent d'une époque à l'autre, dans une écriture parfois lyrique, parfois ironique, toujours vivante et haletante.

«Même s'il y a plusieurs voix, je crois aussi qu'il y a un ton, une jubilation dans l'écriture», avance Louis Hamelin, qui a parfois été dépassé par l'ampleur de la tâche et admet que sa santé mentale a failli y passer. «Disons qu'on finit par développer un rapport obsessif... J'ai fait et refait des plans, réécrit des sections, alors que certaines scènes étaient là depuis le départ. Ensuite, il fallait tout agencer, et ça a été une partie importante de mon travail.» Ce n'est que dans la dernière année que le «ciment» a vraiment pris, et le plus dur restait encore à faire: entrer dans la maison avec les ravisseurs et leur otage, faire face à ce qui s'y est passé. «J'ai gardé le plus gros pour la fin.»

Malgré les vertiges, l'écrivain qui a maintenant 50 ans n'a pas abandonné: son but a toujours été d'écrire «un grand roman qui brasse», qui concerne la société dans laquelle il vit, et il savait qu'il tenait le bon filon. «Mes modèles, c'est Don DeLillo, Norman Mailer, qui a été un grand commentateur de la société américaine. Ça a toujours été mon idéal, mais pour ça, il faut prendre le temps. Ça ne s'improvise pas.» Il se dit content du résultat, sûrement le livre dont il est le plus fier. Ses projets: probablement un autre recueil de nouvelles, puis, de nouveau, un roman. Une autre décennie de travail en perspective? «Je ne pense pas pouvoir refaire ça, mais quand on s'embarque, on ne sait pas jusqu'où ça nous entraînera.»

La constellation du Lynx

Louis Hamelin

Boréal, 600 pages

**** 1/2