Il y a de ces écrivains qui ont une exigence telle envers la littérature qu'ils nous ramènent à l'essence même de l'écriture. Suzanne Jacob appartient à ce cercle restreint, et chacun de ses titres est un cadeau longuement peaufiné. Après l'essai Histoires de s'entendre, elle nous revient avec Un dé en bois de chêne, un recueil de nouvelles où la haute voltige est toujours au rendez-vous.

Nous la rencontrons dans un café du quartier Outremont où elle habite. En personne, Suzanne Jacob est aussi mystérieuse que ses textes. Ce n'est pas qu'elle esquive les réponses; elle les multiplie. Chez elle, le texte n'est pas fermé, il évolue à plusieurs niveaux, sa parole est de même. D'ailleurs, elle estime que la nouvelle qui donne le titre à son recueil, Un dé en bois de chêne, est un roman. «J'ai déjà vécu cela avec mon premier livre de poème, dit-elle. Le poème Exergue, qui faisait deux pages, était pour moi mon premier roman. Un concentré de roman.»

Voilà qui explique peut-être la densité de ses textes, qui sont autant d'expériences très particulières pour le lecteur qui accepte d'y plonger. Suzanne Jacob affirme que tout ce qu'elle a écrit dans ce recueil s'est produit dans la réalité. Mais l'interprétation de la réalité selon Suzanne Jacob est une expérience en soi. Le hasard la fascine. Ce dé en bois de chêne comme symbole du hasard a d'ailleurs été trouvé... par hasard, avant de se retrouver dans la première nouvelle du recueil. «Il y a plein de choses qui sont dans le hasard, il y a un truc qui arrive par hasard, on en fait une raison, ou on n'en fait pas.» Et ce hasard peut autant déterminer le passé que le futur. À ce sujet, elle évoque un de ses livres préférés, L'hôtel blanc de D.M. Thomas dans lequel on découvre, paraît-il, qu'il ne sert à rien de creuser le passé, puisque la douleur est inscrite dans le futur...

Le «surnaturel»

Il y a chez Suzanne Jacob une ouverture à ce que l'on pourrait définir comme le «surnaturel», non pas dans la superstition, mais dans cette conscience que notre vision des choses est avant tout un apprentissage... parfois très limité. Dans ses écrits, plusieurs personnages perdent l'usage de certains sens (la vue, l'ouïe, le toucher), ou se découvrent une capacité extrasensorielle. «Parce qu'on apprend à entendre, à voir, à sentir, comme on apprend à ne pas entendre, à ne pas voir, et à ne pas sentir», croit-elle.

Le meilleur exemple de cela est peut-être l'aveuglement volontaire de certaines mères devant l'enfant victime d'abus. L'auteure de L'obéissance, qui abordait la violence dans les rapports entre parents et enfants, continue d'être hantée par le sujet. La nouvelle La mort en février aborde ce «fait divers» d'une enfant, Félicia, tuée par sa mère. «Presque chaque semaine, on a des nouvelles de Félicia, dit Suzanne Jacob. Ça me paralyse. Pourquoi? Et qu'est-ce que ça installe en nous, le fait qu'il y ait toujours une mère au bord de tuer son enfant? Est-ce qu'il y a quelque part une femme assez forte pour protéger Félicia? Cela rappelle toujours l'une des grandes tâches de la mère, qui est de protéger l'enfant.»

L'amitié indéfectible de l'oeuvre

Lorsqu'on lui demande d'où lui vient cette grande exigence envers la littérature, Suzanne Jacob parle longuement de l'écrivaine autrichienne Ingeborg Bachmann, qu'elle adore. Ce n'est pas tant l'humilité qui lui fait parler de quelqu'un d'autre que la franchise; Suzanne Jacob est dans un rapport constant avec les oeuvres, avec les artistes. C'est l'un des beaux thèmes de ce dernier recueil, d'ailleurs. Dans la magnifique nouvelle Puits sans fond, c'est pratiquement un hommage à la puissance de l'art, encore plus puissant que la psychanalyse. «Le hasard de ma naissance a voulu que me soit transmis le fait que l'oeuvre artistique est une amitié à vivre, à répéter, à interpréter et à cultiver, que la place qu'occupe l'amitié d'une oeuvre ne peut être usurpée, ni détruite, ni sapée, ni sabotée de l'extérieur, mais uniquement de l'intérieur.» Dans Disons Nadia, on lit: «Les artistes sont peut-être tous des médiums qui font surgir les images les plus enfouies, les plus défigurées, méconnaissables et inconnaissables. C'est peut-être la tâche des artistes de nous en libérer à notre insu.»

Si l'on résume grossièrement, les oeuvres nous sauvent, pourvu que nous nous engagions sincèrement, sinon entièrement, envers elles. «C'est nous qui décidons de l'histoire qu'on va avoir avec une oeuvre, explique Suzanne Jacob. Pour moi, quel que soit l'art, ce qui compte, c'est qu'il y ait une présence, totalement autonome, qui appartient à l'oeuvre. Quand une oeuvre ne me touche pas, c'est qu'il n'y a rien.»

Les lectrices et lecteurs de Suzanne Jacob comprendront ici qu'ils entretiennent depuis longtemps une amitié précieuse.

Un dé en bois de chêne

Suzanne Jacob

Boréal, 171 pages