Journalistes à La Presse, André Cédilot et André Noël ont suivi les faits et gestes de la mafia sicilienne de Montréal pendant des années. Ils viennent de publier Mafia inc., Grandeur et misère du clan sicilien au Québec, livre de 430 pages qui sera en librairie mercredi. Extraits.

Les terrains vagues ont toujours attiré et attireront toujours les enfants. Ceux d'Ozone Park ne font pas exception. Les enfants de ce quartier de Queens, un des cinq districts de New York, ressemblent à tous les enfants du monde: ils aiment explorer les lopins de terre négligés par les grandes personnes, où les herbes folles poussent en toute liberté, dans un désordre qui stimule l'imagination. Sous les tas de gravats se cachent des trésors. Ou des cadavres.

Le 24 mai 1981, quelques enfants avaient été intrigués par la vue de «quelque chose de bizarre» sortant du sol. Ils se mirent à gratter la terre. Les comptes rendus de leur découverte demeurent contradictoires. Un journaliste affirme qu'ils aperçurent d'abord le talon d'une botte de cow-boy. Un autre rapport assure plutôt qu'il s'agissait d'une main dissimulée sous un tissu. On a beau être de jeunes garçons intrépides et valeureux, il y a des limites à la bravoure. Ils prirent leurs jambes à leur cou. L'un d'eux arriva vite chez ses parents, qui alertèrent la police.

L'agent Andrew Cilienti dirigea les opérations d'exhumation. Le corps était enveloppé dans une bâche ensanglantée. Au poignet: une montre Cartier valant au minimum 1500 $. Les aiguilles s'étaient arrêtées à 5 h 58 le 7 mai. Sur un avant-bras: un tatouage montrant deux coeurs et un couteau, symbole d'un échec amoureux. Les traces de balles étaient évidentes: l'homme avait été tué de trois projectiles de calibre 38. Manifestement, la mort ne remontait pas à plusieurs mois. Les techniciens n'eurent aucune difficulté à prélever les empreintes digitales et à identifier la victime: Alphonse «Sonny Red» Indelicato.

La famille d'Indelicato provenait de Siculiana, dans la province d'Agrigente, en Sicile. Un des meurtriers, Vito Rizzuto, était né à une vingtaine kilomètres de ce village, à Cattolica Eraclea. Il avait alors 35 ans. Après le meurtre, Rizzuto retourna tranquillement chez lui, à Saint-Léonard, dans l'est de Montréal, pour y retrouver sa femme et ses trois enfants. Il continua à vaquer à ses affaires au sein d'un formidable empire criminel en pleine éclosion. Un empire basé à Montréal et fort de ses ramifications dans tout le Canada, en Italie, aux États-Unis, au Venezuela et en Colombie. C'est à l'époque de ce meurtre que l'argent commença à couler à flots dans ses coffres grâce au prêt usuraire, au jeu illégal, à la fraude, à la corruption et aux contrats de travaux publics, au rançonnement de commerçants et d'entrepreneurs et, surtout, à l'importation et à la distribution de tonnes d'héroïne, de cocaïne et de haschisch.

Les policiers connaissaient son nom, mais ils connaissaient surtout celui de son père. Dès 1975, un témoin de la police avait déclaré à la Commission d'enquête sur le crime organisé (CECO), à Montréal, que Nick Rizzuto aspirait à prendre le contrôle de la mafia au Québec. Mais ce n'est qu'une dizaine d'années plus tard que le nom de son fils Vito fut consigné dans les dossiers d'enquête de la brigade des stupéfiants de la Gendarmerie royale du Canada.

Les policiers ignoraient alors sa participation dans l'assassinat d'Indelicato et de deux autres caïds dans un immeuble de Brooklyn, pas très loin d'Ozone Park. Un triple meurtre commandé par la famille Bonanno, une des cinq grandes familles mafieuses de New York, et qui serait reconstitué par Hollywood dans le film Donnie Brasco, avec Al Pacino et Johnny Depp. En 1982, Rizzuto quitta Saint-Léonard pour emménager dans une somptueuse maison, avenue Antoine-Berthelet, près de la forêt Saraguay et de la rivière des Prairies, dans le nord-ouest de Montréal.

Mesurant plus de six pieds, mince et bien bâti, cheveux noirs soigneusement peignés vers l'arrière, la démarche souple, Rizzuto ne sortait de sa résidence qu'élégamment vêtu. Il dirigea son empire pendant plus de 20 ans avec son père Nick, qui se fit construire, à son retour du Venezuela, une demeure semblable à côté de chez lui. Pendant toutes ces années, la GRC, la Sûreté du Québec et la police de Montréal tentèrent de coincer le père et le fils, mais sans succès. Vito Rizzuto jouait au golf sur les plus beaux terrains, mangeait dans les meilleurs restaurants, côtoyait des avocats, des hommes d'affaires au-dessus de tout soupçon, des conseillers municipaux, des députés. Il devint une légende au Québec. Un homme respecté par une partie non négligeable de la communauté italienne de Montréal. Des chefs de bandes de motards comme Maurice Boucher, des Hells Angels, et Salvatore Cazetta, des Rock Machine, se livraient une guerre sans merci, mais ils partageaient la même déférence envers le parrain tout puissant.

Avec le temps, Rizzuto classa probablement le triple meurtre de New York dans un coin obscur de sa mémoire, s'efforçant de l'oublier. D'ailleurs, qui ferait le lien entre un cadavre découvert dans le terrain vague d'un quartier déshérité de Queens et le grand prince qu'il était devenu à Montréal? Le sentiment d'impunité qui l'auréolait avait fini par le contaminer. Il se croyait invincible. C'est avec un calme étonnant qu'il se laissa passer les menottes lors de son arrestation en janvier 2004. Vingt-trois ans après les meurtres, les autorités américaines l'accusaient de complot pour gangstérisme et exigeaient son extradition. Il s'en était toujours tiré, pourquoi sa bonne étoile l'abandonnerait-il?

Il fut incarcéré au Centre de prévention de Rivière-des-Prairies, où s'entassent les prévenus en attente de procès. Habitué des grands restaurants, il ne supporta pas la nourriture de la cafétéria. Il se rabattait sur les sandwiches et les boissons gazeuses des distributeurs automatiques, mais il finit aussi par s'en lasser. Sa femme lui apportait du jus de fruits et des produits laitiers enrichis de protéines, comme en consomment les culturistes. Il perdit l'appétit, maigrit et devint morose.

Il fut transféré au Centre régional de réception de Sainte-Anne-des-Plaines. Les repas étaient meilleurs, mais ils devaient être pris en cellule et à des heures précises. Ils étaient servis à travers une fente aménagée dans la porte. Dès son arrivée, Rizzuto dut se laver dans des douches communes et, pendant les premiers jours, en raison d'un problème de surpopulation, il fut obligé de partager sa cellule avec un autre prisonnier. À l'occasion, il se préparait un café dans une petite salle commune comptant une vingtaine de chaises, quelques tables, un comptoir et un lavabo, mais il se mêlait peu aux autres détenus. Il passait aussi beaucoup de temps à parler au téléphone.

Bien que confiné dans un pénitencier de haute sécurité, il continua à brasser des affaires, tel un magicien se déjouant des barreaux et des murailles. Selon la police italienne, c'est à partir de ce complexe s'étalant en plein champ, entouré de hautes clôtures surmontées de barbelés, qu'il donna de nouvelles directives en vue d'obtenir un gigantesque contrat de construction d'un pont de 3690 mètres entre la péninsule italienne et la Sicile, au coût de 7,3 milliards de dollars canadiens. Un mandat d'arrestation fut lancé contre lui à Rome pendant qu'il était en prison à Sainte-Anne-des-Plaines.

Des milliers d'articles ont été publiés sur ce personnage hors du commun. Mais peu de Québécois et de Canadiens ont conscience de l'extraordinaire puissance de la mafia italienne dans leur pays. Il ne s'agit pas seulement d'une association de tueurs, de trafiquants et de fraudeurs, mais aussi d'une organisation secrète qui exerce une influence insoupçonnée dans la vie sociale, économique et politique. Gilbert Côté, ancien directeur du service de renseignement de la police de Montréal, était un des rares analystes qui était pleinement conscients des dangers que représentait cette organisation pour la démocratie. Il tenta d'alerter l'opinion publique pendant des années, avant d'être emporté de façon précoce par un cancer, en 2006. Les Canadiens, et surtout les Québécois, «doivent se réveiller et presser les gouvernements d'agir avant que la situation ne devienne hors de contrôle comme en Italie», répétait-il inlassablement, hélas sans être écouté.

Gilbert Côté établissait un lien direct entre le niveau élevé d'endettement des gouvernements et le pouvoir corrupteur de la mafia. Plus celle-ci est forte, plus des milliards de dollars sont détournés dans de douteux contrats de travaux publics à des prix défiant l'entendement. Moins il reste d'argent pour les services à la population: écoles, hôpitaux, soins aux personnes âgées, protection de l'environnement. En décrivant le parcours de Vito Rizzuto, ce livre relève, de la façon la plus complète possible, les nombreuses empreintes laissées par son entreprise criminelle dans la société.

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Mafia inc., Grandeur et misère du clan sicilien au Québec, André Cédilot et André Noël, Les éditions de l'Homme, 430 pages.