Petite question comme ça: Tintin aurait-il pu vivre une aventure ici, du genre Tintin au Québec? Assurément, répondront sans hésitation les tintinophiles avertis. Ils savent, eux, que le héros des 7 à 77 ans est passé à un cheveu de traverser l'Atlantique. Ce qui aurait assurément comblé ses milliers de fans québécois.

L'aventure de Tintin en sol canadien n'aura jamais eu lieu, Hergé disparaissant trop tôt. Dommage, parce que depuis 60 ans, le Québec entretient une relation toute particulière, presque d'amour, avec le reporter et son chien.

Dans un superbe album abondamment illustré intitulé Tintin et le Québec, Hergé au coeur de la Révolution tranquille, le bédéiste québécois Tristan Demers a entrepris de raconter ce rapport précieux avec un héros de BD. Si unique, admet-il, qu'aucun autre, même le petit Gaulois et sa potion magique, n'ont réussi à l'égaler.

Son aventure à lui commence à l'automne 2006 quand le tintinophile Christian Proulx, de Trois-Rivières (ils sont des centaines dans le monde!) lui présente des photos inédites du voyage de Hergé, père de Tintin, à la Manic en 1965. «Ce fut le déclencheur, se rappelle-t-il. J'ai toujours été politisé, intéressé par les courants sociologiques. Je me disais que cette visite d'Hergé au Québec méritait d'être située dans le temps, au début de notre Révolution tranquille. Avec, pour trame de fond, celui qui a formé l'imaginaire de tellement de gens.»

Tintin est partout

Demers entreprend donc des recherches dans les voûtes de la Ville de Montréal, des Archives nationales du Québec, de la Grande Bibliothèque et de Radio-Canada. En tout, deux ans, «à temps perdu», comme il dit, pour cimenter son projet.

Il apprend donc que Radio-Canada diffusait les aventures radiophoniques de Tintin dès 1962 les samedis à 18 h, en direct. Jean Besré était Tintin; Lionel Villeneuve, le capitaine Haddock; André Cailloux, le professeur Tournesol et Paul Buissonneau, les Dupond/t! Les photos prises dans les studios de la SRC montrent des hommes qui semblaient beaucoup s'amuser.

Tintin n'est arrivé au Québec qu'à la fin de la guerre, la diffusion des albums n'étant assurée qu'à partir de 1945. Les premières aventures avaient vu le jour en 1929 avec la publication de Tintin au pays des Soviets. Si les Québécois instruits et fortunés achetaient des albums à partager entre les enfants de la famille, la plupart n'en avaient pas. Yves Michaud, alors rédacteur en chef de La Patrie, veut démocratiser Tintin. Il réussit, en 1963, à publier la première planche de L'oreille cassée. C'est l'explosion.

Même le Jardin des merveilles du parc La Fontaine présente un théâtre de marionnettes, oeuvre de Micheline Legendre, mettant en vedette les héros des albums. Les photos et les pièces d'archives sont inédites et font sourire. Comme cette carte d'invitation du maire Jean Drapeau, bilingue mais d'abord rédigée en anglais, à la première de Prisoners of the Sun! On aura compris qu'il s'agissait du Temple du soleil...

Les jeunes Québécois sont si obnubilés que Hergé accepte l'invitation de J.-Z. Léon Patenaude, alors directeur général du Conseil supérieur du livre, à venir séjourner 10 jours au Québec en avril 1965. Demers consacre un carnet de voyages copieusement documenté et presque inexistant dans l'abondante littérature consacrée à Hergé. Il expose la courtoisie et la gentillesse et de l'homme en présentant les nombreuses dédicaces personnelles adressées et précieusement conservées par les jeunes fans. Comme ces Québécois ordinaires qui ont rencontré Hergé et qui ont reçu, pendant des années, des cartes de Noël écrites à la main.

Tous pour un

Et puis il y a l'émission Tous pour un de mai 1967 au cours de laquelle Denis Therrien, du haut de ses 12 ans, avait séduit le public avec sa connaissance encyclopédique. Une présence qui a marqué son époque. «Il ne se passe pas une semaine sans qu'on me parle de cette émission», raconte M. Therrien, qui a remporté la grande bourse d'études de 5000 $. On y apprend notamment des détails amusants sur le fameux saint-bernard offert par Raymond Charette.

Après avoir épluché et catalogué les archives d'ici, Demers a approché le fonds Hergé pour une collaboration éventuelle. Pas une tâche simple quand on connaît l'étanchéité presque légendaire du groupe. Mais Tristan Demers avait déjà ses entrées grâce à son émission BD Cités. Il entre par la grande porte et accède à toutes les archives du groupe, sans restriction. «Je me revois, avec mes gants, parcourir les plaques d'origine. Le petit gars de 8 ans en moi n'en revenait pas.»

Si, à première vue, les enfants d'aujourd'hui n'ont pas de sentiment d'identification avec le jeune homme à la houppe blonde, Les aventures de Tintin continuent de les intéresser. «Avec 5000 nouveaux titres en BD francophone chaque année, le choix est plus vaste qu'avant, admet Demers. Mais il suffit qu'un parent offre un album en cadeau pour que la magie opère.» Pas toujours, mais souvent. Assez du moins pour qu'il se vende ici 100 000 titres chaque année.

Imaginez si Tintin était venu au Québec...

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Tintin et le Québec, Hergé au coeur de la Révolution tranquille. Tristan Demers. Hurtubise, 160 pages.