Esther Croft publie un nouveau recueil de nouvelles, Les rendez-vous manqués. Il faut qu'on se le dise, car il y a dans ce livre de quoi captiver tous ceux qui aiment, non seulement les textes bien ciselés, mais ce qu'ils racontent et le sens derrière l'histoire. Quiconque le lit sera à coup sûr touché.

En entrevue, dans sa belle demeure du quartier Montcalm à Québec, la nouvellière reconnaît que sa prose, avec le temps, est devenue plus accessible. Elle sait pourquoi. Ses trois premiers titres (La mémoire à deux faces, Au commencement était le froid, Tu ne mourras pas) creusaient, dit-elle, le même sillon: «L'exploration de l'inconscient.» Le recul lui a permis de réaliser qu'ils forment une trilogie. Le point de vue est celui d'un enfant qui a peur de ne pas trouver sa place dans le monde, notamment auprès de sa mère. Cet enfant tient d'elle assurément. Mais ce n'est pas pour autant une biographie.

A suivi un roman, De belles paroles. Donc, un changement de genre qui s'accompagne du passage à l'âge adulte. Ce n'est plus l'enfant qui cherche à comprendre, mais la femme qui entre en scène. La femme ou l'homme avec leur fragilité. Comme dans les deux recueils qui se sont ajoutés: Le reste du temps, qui a valu pour la deuxième fois à Esther Croft (après Au commencement était le froid) le prix Adrienne-Choquette, et le tout dernier paru chez Lévesque éditeur, Les rendez-vous manqués.

Ce titre, qu'elle a trouvé avant même de commencer à écrire, s'applique à chacune des 10 nouvelles. À l'origine, l'auteure parle d'un «malaise par rapport à la pauvreté de nos relations humaines». Conjoint, enfants, amis. Négligence, insouciance. Manque de temps. «Nos journées sont occupées comme si des lutins remplissaient notre agenda la nuit.»

Réflexion et émotion

Sans jamais faire la morale à qui ce soit, ce n'est pas son style, Esther Croft provoque la réflexion. Imaginez deux couples dans la trentaine. Les femmes sont amies, déblatèrent contre leur mari, les poils de barbe qui traînent dans le lavabo, la contribution au soin des enfants bien en-deçà des attentes, etc... Jusqu'à ce que l'un meure, sans préavis, d'une crise cardiaque. C'est ce qu'on lit dans Avant qu'il soit trop tard. La fin n'est pas du tout ce qu'on aurait pu imaginer.

À chaque fois, c'est une surprise. Encore faut-il que l'inattendu se justifie, qu'il soit «organique». Esther Croft donne pour exemple Le boisé de l'université, où elle montre en pleine action un déficient intellectuel devenu tueur en série. Son côté fétichiste fait penser au tristement célèbre Russell Williams, bien que le texte soit antérieur à cette horreur. Tout se passe dans l'ordre du fantasme, y compris la chute.

Cette nouvelle, sur le plan langagier, s'est présentée comme un cadeau. «Les mots venaient tout seuls», dit l'auteure, tout en avouant s'être sentie «très inconfortable». Pourquoi ce thème, si loin d'elle a priori, s'est-il imposé? Peut-être parce qu'elle a deux filles (Marie-Chantal, architecte, Édith, sculpteure) et que, pareille à bien des mères, elle a craint le viol. Quoi qu'il en soit, il faut à son avis «être à l'écoute de ce qui veut se dire».

C'est le message livré à ses étudiants qui, depuis 30 ans, prennent part à ses ateliers d'écriture. Oser laisser parler l'inconscient. Esther Croft cite Marguerite Duras, en exergue à Tu ne mourras pas, qui vient d'être réédité: «Si on savait quelque chose de ce qu'on va écrire, avant de le faire, avant d'écrire, on n'écrirait pas.» C'est aussi ce qu'elle pense. Contrairement à Mélissa dans Le succès des autres, elle ne renonce pas à consacrer «des heures et des heures de travail pour se livrer cru au bon vouloir du public».

Heureusement! Ça nous permet de lire ce recueil, dont La fête nationale, qui le clôt. Une vieille dame déambule rue Cartier, à Québec. Ce jour-là, 23 juin, qui avait pourtant bien commencé, sa vie va basculer. «On parle de solidarité; quelqu'un tombe sur le trottoir; personne ne s'en occupe.» Ce n'est pas tant le fait divers qui intéresse Esther Croft, que l'émotion ressentie, qu'elle a l'art ensuite de communiquer.

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Les rendez-vous manqués. Esther Croft. Lévesque éditeur, 104 pages.