Minoritaires dans leur propre marché, les éditeurs canadiens-français des années 60 ont tout mis en oeuvre pour conquérir le territoire dans lequel, 20 ans plus tard, leurs successeurs «québécois» ont pu se développer avec, à leur suite, leurs collègues de la chaîne du livre, auteurs, distributeurs et libraires.

Le volume 3 d'Histoire de l'édition littéraire au Québec au XXe siècle, paru chez Fidès avant les Fêtes, porte un sous-titre clairement évocateur: La bataille du livre 1960-2000. Comme l'ouvrage collectif publié chez Leméac en 1972 qui l'a inspiré: La bataille du livre au Québec - Oui à la culture française, non au colonialisme culturel.

«En 1960, les portes du Québec étaient grandes ouvertes», dira Jacques Michon, l'ancien professeur de l'Université de Sherbrooke qui a dirigé la rédaction des trois tomes d'Histoire de l'édition littéraire au Québec en sa qualité de directeur du Groupe de recherche sur l'édition littéraire au Québec (GRÉLQ).

Le tome 1 avait évoqué La naissance de l'éditeur 1900-1939, où, après 1920, l'éditeur avait enlevé à l'imprimeur et au libraire «le monopole de la découverte et de la publication»; le tome 2, Le temps des éditeurs 1940-1959, couvrait la période de la Deuxième Guerre, alors que Montréal avait remplacé Paris comme centre de l'édition francophone internationale, et les années 50 pendant lesquelles les éditeurs avaient eu à reprendre le combat contre la censure au profit de la liberté d'expression.

Bien avant la Révolution tranquille toutefois, on pouvait voir, par la porte entrebâillée, des signes des changements à venir qui allaient affecter directement l'édition québécoise; Jacques Michon cite l'école obligatoire jusqu'à 14 ans (1943) et les nombreuses écoles construites par le régime de Maurice Duplessis (1944-59). Quand les libéraux de Jean Lesage arrivent au pouvoir en juin 1960, les portes s'ouvrent vraiment... Le «journaliste de combat» Jacques Hébert fonde les Éditions de l'Homme et lance les «livres à une piasse»: J'accuse les assassins de Coffin, signé par lui-même, et Les insolences du frère Untel (Jean-Paul Desbiens), le grand choc de l'époque. Trois ans plus tard, Hébert fonde les Éditions du Jour d'où sortent poésie et roman à prix populaire. Claude Hurtubise fonde une maison qui porte toujours son nom; Pierre Tisseyre, un vétéran, met sur pied prix et clubs autour de son Cercle du livre de France. Le Québec créateur fait de bonnes affaires.

De plus en plus de gens savent lire... et sont capables de s'acheter des livres: belle combinaison. «Le Québec est un marché», dit Jacques Michon, marché qui attire les grands noms de l'édition française, dont Hachette qui s'installe ici dans l'édition scolaire, la distribution et les librairies.

Hachette incarnera «l'ennemi» dans cette «bataille du livre» qui, à bien des égards, ressemblait à une guerre totale menée sur tous les fronts - politique, culturel, économique - par ceux grâce à qui «l'édition devint l'un des principaux vecteurs du nationalisme culturel qui a inspiré les politiques des gouvernements».

De la création du ministère de la Culture (1961), à celui de l'Éducation (1964), des livres verts et blancs aux rapports de toutes sortes à l'importante loi 51 sur le développement des entreprises québécoises dans le domaine du livre (1981) parrainée par Denis Vaugeois, un éditeur devenu ministre. Les subsides sont désormais réservés aux seules entreprises québécoises et les institutions doivent s'approvisionner auprès de librairies agréées. «C'est là que l'édition québécoise est devenue une véritable industrie, affirme Jacques Michon. Tout le monde a dû se mettre au pas et l'édition a commencé à se professionnaliser. L'avenir était assuré: Québec a posé le cadre juridique et Ottawa a mis l'argent, avec différents programmes d'aide à l'édition.»

Qu'en est-il aujourd'hui de la «bataille du livre»? Pour Jacques Michon, le danger ne réside pas dans la concentration - moins forte, selon le spécialiste, au Québec qu'en France ou aux États-Unis - mais dans la fragilité des librairies indépendantes, dernière ligne de défense de la bibliodiversité.

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Histoire de l'édition littéraire au Québec - La bataille du livre 1960-2000. Jacques Michon, sous la direction de Fides, 511 pages, 39,95 $.

Photo: Pierre Mccann, archives La Presse

Réception aux Éditions du Jour, à l'occasion du 10e anniversaire de la maison, en 1971. L'éditeur Jacques Hébert, en avant-plan.