Avec un souffle puissant et une précision sans faille, Rachel Leclerc confirme sa place parmi les auteurs majeurs du Québec des 20 dernières années. La patience des fantômes, son quatrième roman, saga familiale hors norme et roman du terroir nouveau genre, sera en librairie mardi prochain. Il raconte l'histoire en cinq générations d'une famille gaspésienne, tout en s'interrogeant sur le poids de la filiation et de notre responsabilité face à notre héritage.

«Écrire un roman donne une immense liberté, il s'agit de mettre à profit cette liberté pour inventer une forme, croit Rachel Leclerc. C'est ce que font les grands auteurs, comme Marie-Claire Blais.» Et c'est ce qu'a réussi l'auteure et poète: La patience des fantômes ne se lit pas comme un récit linéaire, mais relate par touches précises des morceaux choisis dans la vie de chacun des membres de la famille Levasseur, de l'aïeul Joachim à son arrière-arrière-petit-fils Joseph. Leur destin, lié étroitement à un siècle d'histoire de la Gaspésie, est raconté par l'alter ego masculin de l'auteure, lui-même membre de la lignée et devenu romancier de sa propre famille.

Un véritable tour de force dans lequel chaque chapitre décrit un moment charnière de la vie des protagonistes, souvent leur dernier jour, et qui se promène entre le présent et le passé, d'une époque et d'un personnage à l'autre, et pas nécessairement dans un ordre chronologique. Ça pourrait ressembler à un recueil de nouvelles, c'est pourtant un formidable tableau en plusieurs dimensions de personnages imparfaits et vibrants. «Le défi, c'était que ça se tienne, que ce soit cohérent pour le lecteur, et surtout que les personnages aient une épaisseur», explique la romancière.

La patience des fantômes est ainsi devenu en cours d'écriture son projet le plus ambieux, à cause de sa structure et de la multiplicité des personnages - le livre débute d'ailleurs avec un arbre généalogique. «Il y a eu des tâtonnements jusqu'à la fin, beaucoup d'essais et d'erreurs, admet l'auteure. Je ne pensais pas que ce serait aussi gros.» Le précédent roman de Rachel Leclerc, Visions volées, date de 2004, et il a été suivi en 2007 d'un recueil de poésie, Demains. «Depuis mon premier roman (Noces de sable, paru en 1995, et réédité cet hiver chez Boréal compact), j'intercale toujours narration et poésie. C'est un va-et-vient qui m'est nécessaire», dit celle qui a remporté le prix Émile-Nelligan en 1991, le prix Alain-Grandbois en 1994 et le Prix du Marché de la poésie en 2008.

Il lui aura donc fallu trois ans - au lieu de ses deux années habituelles- pour venir à bout de La patience des fantômes. Rachel Leclerc l'avoue: elle écrit longtemps et lentement, cisèle chaque phrase comme une orfèvre, recommence des chapitres entiers. «Je suis assez obsessionnelle. Sinon, en trois ans, j'aurais bien écrit 800 pages!» s'exclame-t-elle, s'étonnant tout de même du volume de son livre, qu'elle a eu pour la première fois entre les mains le jour de notre rencontre.

Elle a beau avoir accordé une attention particulière à la forme, celle-ci n'est rien sans une histoire forte. «Ça ne sert à rien d'écrire si on n'a rien à dire. Sinon, ce n'est qu'une coquille vide.» Dans ce cas-ci, l'auteure originaire de la Gaspésie s'est inspirée de son grand-père Joachim, homme plus grand que nature né autour de 1880, bâtisseur à l'instinct de survie hors du commun, personnage mythique de la famille Leclerc dont la légende a meublé son enfance.

C'est ainsi qu'est né ce roman, avec quelques scènes fondatrices mettant en vedette Joachim: le naufrage dont il est miraculeusement sorti vivant en 1922 - il en a aussi profité pour sauver quelques naufragés au passage - sa mort dans une chambre du Ritz-Carlton en 1947... «C'était facile de parler de lui parce que je n'ai aucun contentieux avec lui: je ne l'ai pas connu! Le naufrage, par exemple, il a eu lieu, mais en même temps, j'ai pu tout inventer parce que personne ne sait vraiment comment ça s'est passé.»

Les générations suivantes lui ont demandé plus de délicatesse. Même si le narrateur, qui est le petit-fils de Joachim dans l'histoire, porte le prénom de son frère Richard mort il y a très longtemps, la majorité des personnages sont de pures créations. «En fait, même Richard ne ressemble pas vraiment à mon frère...»

Descendance

À travers la descendance de Joachim, Rachel Leclerc explore un thème qui est récurrent dans ses romans et qui la passionne, celui de l'héritage et de ce qu'on en fait. «Nous sommes une chaîne interminable dans laquelle, devant comme derrière, se trouvent des maillons plus faibles et d'autres bien plus forts que nous», dit la nièce de Richard, Émilie, à son fils Joseph, en lui conseillant de «consolider son bout de chaîne». Cette citation, qu'on trouve en quatrième de couverture et choisie par l'auteure, résume admirablement ce livre dans lequel les personnages se débattent avec ces liens, visibles et invisibles, conscients ou non, qui nous relient avec le passé. Dans La patience des fantômes, certains plient sous leur poids ou menacent de rompre la chaîne par leur faiblesse, d'autres s'enfuient ou s'en libèrent.

C'est la grande leçon de ce livre, ce qui en rend la portée si universelle et poignante. «On n'est pas obligé d'être esclave du passé, ou de le répéter. On peut inventer sa vie», croit Rachel Leclerc. Même celui qui incarne le maillon le plus faible des Levasseur, Jérôme, fils de Joachim et père du narrateur, homme nocif, alcoolique et violent qui n'a pas su préserver l'héritage de son père, aura ainsi droit à une scène de réconciliation - sûrement une des plus émouvantes du livre. Réfugié dans le Grand Nord, il apprend enfin à se créer son propre univers et à se trouver une raison pour continuer à vivre. «Finalement, c'est ça, être responsable.»

La patience des fantômes

Rachel Leclerc

Éditions du Boréal, 260 pages

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En librairie le mardi 18 janvier