Depuis plus d'une dizaine d'années, Elena Botchorichvili démantèle elle-même l'ex-Union soviétique dans une série de courts romans qui sont autant de pièces d'un puzzle étrange et mémoriel. La tête de mon père, qui paraît ces jours-ci chez Boréal, n'y échappe pas.

«Habiter en Union soviétique, c'était habiter une prison, résume Elena Botchorichvili. Vous sortez plus facilement de l'Union soviétique que l'Union soviétique sort de vous. Ce n'est pas important où vous habitez, puisque l'Union soviétique vous habite.» Dans La tête de mon père, un roman écrit sous la forme d'une lettre d'un homme à son fils, le narrateur confie pourtant: «C'est cela qui me manque fondamentalement au Canada où il y a tout. Ce sentiment d'unité entre les gens, quelle que soit son explication, me manque. Cette frénétique joie de vivre générale me manque. J'ai besoin du réalisme socialiste.»

Le rire et l'accent irrésistible d'Elena Botchorichvili se font entendre au bout du fil. Elle est à Prague depuis plusieurs semaines, pour voir des amis, avec son mari et son enfant. Celle qui est née à Tbilissi en Géorgie et qui habite depuis les années 90 au Canada, ne s'ennuie pas tant du «réalisme socialiste» que de cette unité, difficile à comprendre pour qui n'a pas connu le régime sous lequel elle a fait ses premiers pas en journalisme à 13 ans (!), en écrivant sur le baseball (sport capitaliste) pour le Sovietski Sport...

«C'est une tragédie que d'habiter une prison, mais cela nous unissait, et quand le monde est uni, c'est toujours agréable, note-t-elle. Il y a une solitude à l'Ouest, dans les pays capitalistes, qui n'existait pas en Union soviétique, où nous partagions tous une même biographie, une même vie. Mes amis d'enfance qui vivent à Prague sont tous ensemble, alors que moi je suis seule, c'est pour ça que je suis venue les voir.»

Il n'y a pas que l'Union soviétique qui a été démantelée. La société, les familles et l'identité l'ont aussi été. Même les corps. Le narrateur commence sa lettre à son fils, parti découvrir ses origines, en précisant l'emplacement de la tombe où seule la tête du grand-père a été enterrée. Ce n'est qu'à la toute fin qu'on saura pourquoi le corps n'y est pas. Mais entre les deux, la tête et le corps, le début et la fin, ce qu'il veut vraiment raconter à son fils, c'est l'histoire d'amour de ses parents, ce père, «le plus petit des grands hommes», et cette mère, la «plus grande de toutes les actrices méconnues». Dans le style intempestif, quelque peu déjanté et plein d'humour qui est la marque de Botchorichvili.

Ne pas être lu dans sa langue d'écrivain

On dit un peu trop facilement d'Elena Botchorichvili dans son dossier de presse qu'elle «a initié un nouveau genre littéraire, le roman sténographique», comme pour excuser la brièveté de ses romans - celui-ci fait 75 pages - et de ses phrases. On devrait plutôt parler de morcellement, d'éclatement. De petites icônes russes brisées en miettes qu'elle tente de reconstruire avec la joie et la mélancolie d'une fillette. Mais, même dans l'écriture, elle est aux prises avec un phénomène étrange: sauf pour son traducteur, aucun lecteur ne l'a jamais lue dans sa langue d'écrivain, le russe. Alors qu'elle en est à son cinquième roman publié en français - après Le tiroir aux papillons, Opera, Faïna et Sovki - et qu'elle est traduite en d'autres langues, aucun éditeur russe n'a voulu de ses romans.

«Je ne sais pas pourquoi. Au début, je pensais que c'était parce qu'ils n'étaient pas bons, mais j'ai été publiée ailleurs et j'ai reçu un bel accueil. Ça m'empêche un peu d'aller plus loin dans mon travail, parce que c'est vraiment nécessaire pour un écrivain de voir son travail original publié. Ça me montrerait mes erreurs et je n'ai pas cette possibilité. Je trouve ça triste.»

L'année 2011 marque le 20e anniversaire de la dissolution officielle de l'U.R.S.S. Avec le recul, qu'en pense Elena Botchorichvili? «Nous avons reçu la liberté trop vite, nous étions comme des enfants, se souvient-elle. Nous n'étions pas prêts pour cela. Bon ou mauvais, le monde soviétique était la seule chose que nous avions connue, c'était notre maison, et elle était cassée. Moi, je n'avais jamais rêvé de voir l'Union soviétique mourir un jour, c'est arrivé comme un accident. Maintenant, je suis contente que ce soit fini, mais à ce moment-là, nous avons connu la tristesse. Finalement, nous avons vu que les différences entre les deux mondes, l'Union soviétique et l'extérieur, n'étaient pas très graves. La tragédie et la comédie humaines sont partout les mêmes.»

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La tête de mon père. Elena Botchorichvili. Boréal, 75 pages.