Que retiendra-t-on de Françoise Giroud, morte à l'âge de 86 ans en janvier 2003 à la suite d'une chute idiote sur une plaque de verglas? «Une personnalité et une vie hors du commun», répond sans hésiter sa biographe Laure Adler, célèbre animatrice et journaliste culturelle.

«Ce fut une grande journaliste, comme chacun sait, affirme Laure Adler, auteure de Françoise. Après avoir inventé la presse féminine sophistiquée à Elle en 1945, elle a été une formidable animatrice et innovatrice avec L'Express, fondé en novembre 1953. Ce fut pendant une décennie l'aventure journalistique la plus passionnante de cette époque. Alors tant pis si la plupart de ses livres (une trentaine) ne sont pas destinés à passer à la postérité, non plus que sa brève carrière politique.»

Pendant sept ans, Laure Adler a recueilli des dizaines de témoignages, dont celui de la fille de Giroud, Caroline Eliacheff, qui lui a ouvert ses archives. L'importante bio parue il y a un mois et qui fera référence pour un long moment est depuis sa sortie en tête des ventes. Bien qu'elle ait eu un parcours personnel très accidenté, un côté sombre et pas mal d'ennemis - «elle n'a pas eu une vie facile» -, Françoise Giroud a été de son vivant l'une des personnalités les plus aimées des Français.

«Son parcours est exceptionnel, dit Laure Adler. Une naissance en Turquie en 1916, dans une famille de la grande bourgeoisie qui sera bientôt ruinée. L'immigration en France: à 16 ans, France Gourdji - c'était son véritable nom - apprend la sténo et la dactylo et commence à travailler pour faire vivre la famille. Petite brune un peu boulotte, elle fait des rencontres étonnantes: Marc Allégret, André Gide. Elle entre dans le monde du cinéma, comme script, assistante, puis coscénariste. Venue de nulle part, elle deviendra, à partir de 1945, d'abord une journaliste de premier plan à Elle, puis une véritable femme d'influence. Intime des principaux leaders de la gauche: Mendès-France, Defferre, Mitterrand.

«L'Express qu'elle avait créé en 1953 avec Jean-Jacques Servan-Schreiber, l'amour de sa vie, a joué un rôle dont on n'a pas idée: on y a inventé un journalisme nouveau, pratiqué le reportage sur le terrain. Sartre, Camus et Mauriac y ont collaboré. Pendant dix ans, l'hebdomadaire tenu d'une main de fer par Françoise, qui travaillait quinze heures par jour, a été au coeur des événements. Avant d'être copié par les concurrents.»

Françoise Giroud, c'était la façade parfaite: impeccable, amincie, élégante. «Le self-control incarné, dit sa biographe, le sourire permanent qui pouvait être carnassier.» Et derrière cette façade, un versant obscur étonnant. En 1960, elle est quittée par Servan-Schreiber. Pendant plusieurs semaines, tout en assurant avec une sérénité imperturbable la direction du journal, elle enverra, à lui et à sa future femme, une trentaine de lettres d'injures anonymes et antisémites, des textes délirants qu'elle mettait des heures à fabriquer chez elle. Démasquée, elle est sur-le-champ congédiée. Dépression profonde. Tentative de suicide. Un an plus tard, JJSS constate que le journal ne peut fonctionner sans elle. Elle revient à son poste, un peu amaigrie, le même sourire aux lèvres. «Selon sa fille Caroline, dit Laure Adler, elle n'a jamais parlé à personne de cet épisode. Ç'a n'avait jamais eu lieu. Sa devise: never explain, never complain. Françoise ne se plaignait jamais. Et se confiait très peu. Elle disait également: ce que vous ne dites pas vous appartient, ce que vous dites appartient à vos ennemis. Elle était dure avec elle-même et croyait à la dureté de la vie. Certains lui trouvaient le sourire exterminateur. Et elle a suscité des inimitiés durables, dont celle de Simone Veil. Les deux femmes se détestaient de manière étonnante.»

La dureté, elle en avait fait l'expérience. Devenue secrétaire d'État à la Condition féminine de Giscard d'Estaing de 1974 à 1976, elle fait un travail «utile» et diverses lois «bénéfiques pour les femmes». Mais elle est entrée en politique sans disposer de véritables soutiens. Passée à la Culture en mai 1976, elle sera «congédiée comme une malpropre» en mars 1977. Pour découvrir que JJSS a vendu L'Express sans même lui en parler, et qu'elle est congédiée par le nouveau propriétaire.

«Ce qui est fascinant chez elle, dit sa biographe, c'est que malgré ces déboires, elle a réussi à se reconstruire et à avoir une «troisième vie», avec ses livres, ses chroniques au Nouvel Observateur, un lien affectif très fort qu'elle avait avec un large public. Elle était incapable de ne pas travailler. Quand elle est tombée dans le coma, le 17 janvier 2003, elle venait de terminer son dernier livre, Les taches du léopard, et sa chronique au Nouvel Obs. Trois ans plus tôt, elle avait fini par avouer à son petit-fils Nicolas ce que mystérieusement elle avait caché toute sa vie: France Gourdji était née de parents juifs. La femme publique était aussi une femme secrète.»

Françoise

Laure Adler

Grasset, 490 pages