Le chemin de fer traverse tous les textes de Déraillements, le dernier titre de Robert Lévesque à paraître dans la collection Papiers Collés de Boréal. Une trentaine de textes, pour la plupart inédits, dans lesquels, tels des voyageurs, nous croisons d'illustres passagers comme Kafka, Balzac, Rimbaud, Proust, Wilde, Nelligan, La Bolduc et même la reine d'Angleterre...

Robert Lévesque a passé son enfance rimouskoise devant une voie ferrée, bercé la nuit par les passages des trains, marqué pour toujours par la mort d'un autre garçon qui aurait pu être lui, écrasé sous les roues. Il aurait pu détester la locomotive, mais elle fait partie de son imaginaire, et dans sa jeunesse, il sautera de wagon en wagon.

«J'aimais les gares, les pas perdus, les panneaux des «grandes lignes», les horaires implacables, le train de 8 h 47», écrit-il dans Déraillements. D'ailleurs, il en aura connu un, déraillement, entre Montréal et New York, mais l'accident n'est pas raconté dans son recueil, presque entièrement dédié aux écrivains. Robert Lévesque préfère parler de littérature que de lui. «Ce que j'aime, c'est fréquenter les autres. Être assis dans un coin et observer.»

Déraillements, c'est une trentaine de courts textes ciselés sur ses écrivains ou artistes de prédilection, à un point signifiant de leurs vies, dans lequel le train a toujours un rôle à jouer. C'est Jack London à la poursuite d'un voyageur inconnu; Van Gogh qui s'occupe de sa mère qui a chuté à la sortie d'un wagon; Gabrielle Roy sur le chemin du retour vers sa mère morte; Hemingway et Fitzgerald qui se donnent rendez-vous pour découvrir qu'ils ne s'aiment pas; Joyce attendant fébrilement son exemplaire d'Ulysse tout frais sorti de l'imprimerie; Robert Desnos forcé de prendre le wagon à bestiaux pour Auschwitz... Le tout livré par la plume érudite de Lévesque, avec un souci maniaque du détail.

En ce qui concerne la littérature, déformation professionnelle oblige - une quarantaine d'années de journalisme, ça marque -, il est l'équivalent d'un fanatique des sports, presque un statisticien, qui connaît toutes les dates, les faits, les lieux, les textes et les témoignages concernant la vie des grands écrivains. Il ne souscrit pas du tout à l'idée que seules leurs oeuvres sont éclairantes pour les comprendre. À vrai dire, il aime les potins.

«Je trouve que l'anecdote ou le détail peuvent être très éloquents. La partie de mon travail que j'aime le plus, à part écrire, est la cueillette d'informations. Quand je m'arrête sur un écrivain, je fouille partout, je me promène dans ma bibliothèque, je vérifie deux fois plutôt qu'une. J'ai besoin de m'accrocher à des faits. Je n'invente rien. Mais lorsque j'écris, je le fais à ma manière, et j'approche de la fiction. Car si on changeait les noms, cela pourrait être des nouvelles.»

Et ce n'est pas parce qu'on parle des autres qu'on ne parle pas de soi. En cours d'écriture de Déraillements, Robert Lévesque a découvert que plusieurs de ses textes abordaient la mort d'une mère aimée - Proust, Roy, Barthes - alors qu'il a perdu la sienne il y a quelques années. «Cela devient en effet plus intime, mais je ne me mets pas en scène. Ça servirait à quoi d'écrire un autre livre sur un fils qui pleure sa mère? Je vais chez les autres pour en parler, mais pas n'importe quels!»

L'exercice de la plume

Après avoir publié La liberté de blâmer, Un siècle en pièces ou L'allié de personne, tous dans la collection Papiers Collés de Boréal qui se consacre aux recueils de textes, c'est l'une des rares fois où Robert Lévesque nous offre des inédits. Mais il ne se fait pas d'illusions et ne se considère pas comme un «véritable écrivain», et il s'en contente bien. «Je n'écrirai jamais de roman ou de pièce de théâtre. Mais je suis un amoureux de la littérature, je suis toujours tendu vers elle. J'aime travailler autour des écrivains, c'est ma façon d'aborder la littérature et, finalement d'écrire. Par le journalisme, cela fait presque 40 ans que je travaille ma plume.»

Cette plume a fait peur à tout le milieu théâtral lorsqu'il était critique au Devoir. Sa réputation de méchant le fait encore rire. «J'ai longtemps passé pour quelqu'un qui aimait planter des pièces, mais j'étais prisonnier de l'actualité. Si les trois nouvelles pièces que tu vas voir sont pourries, tu passes pour le méchant. Avec la littérature, c'est différent: on choisit beaucoup plus.» Et Robert Lévesque, dans sa vie de critique littéraire, ne choisit finalement que le meilleur, dans ses chroniques à Christiane Charette, dans les revues Liberté ou Le Libraire, dans la nouvelle collection d'essais chez Boréal qu'il est en train de construire et dont on connaîtra les premiers titres à l'automne. Et surtout dans un recueil comme Déraillements, où il peut creuser encore plus ses passions.

Cette plume qui n'a jamais cessé d'écrire malgré les «déraillements» de sa vie professionnelle a toujours eu des adeptes. La preuve, est que ce matin de l'entrevue, il venait d'apprendre qu'il avait reçu la bourse Gabrielle-Roy, ce qui lui procure cet été une résidence d'écriture de deux mois dans une charmante maison de Rivière-Saint-François...

«Mais en fait, le plus beau compliment qu'on m'a fait dans ma vie a été de me dire que je suis un bon lecteur. Je préfère cela à «tu es un bon écrivain». Parce que lire, c'est un art...»

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Déraillements. Robert Lévesque. Boréal, 161 pages.