Il y a belle lurette que Stanley Péan nous a offert un roman pour adultes. L'attente en aura valu la peine: avec Bizango qui paraît aux Allusifs, il nous offre une virée haïtiano-québécoise dans un Montréal en mutation, en compagnie d'une prostituée-madone et d'un être aux étranges pouvoirs, dans la veine policière et fantastique qu'il chérit tant. Bienvenue dans son cauchemar...

Bizango a bien failli ne pas voir le jour. Stanley Péan est un homme diablement occupé, voir «workaholic», qui vit entre Québec et Montréal, entre son crayon et le micro. Animateur de nos apéros jazzés cinq jours sur sept sur Espace Jazz, il est aussi rédacteur en chef du Libraire, chroniqueur à Vous m'en lirez tant et à Voir, conférencier multiple, et son mandat à la tête de l'UNEQ s'est terminé en décembre après six ans de bons et loyaux services. C'est sans compter ses nombreux projets qu'il est impossible d'énumérer, et l'on comprend lorsqu'il soutient être «trop facile à distraire». «Je ne suis pas très romancier, avoue-t-il. De toute façon, ce que j'aime, ce sont les nouvelles. Pour moi, le deadline est important. C'est tellement stimulant et c'est peut-être pourquoi la discipline du roman m'échappe.»

Et pourtant, le voilà, ce Bizango, qui entre dans la collection 3/4 Polar des Allusifs, dont c'est le 10e anniversaire cette année.

Un livre foisonnant, qui se promène dans les coulisses des gangs de rue, de la police et du journalisme de faits divers, traversé par les traumatismes des attentats du 11 septembre 2001 et du séisme de 2010 en Haïti. Deux tragédies auxquelles Stanley Péan a échappé de justesse, des voyages étant planifiés pour New York et Port-au-Prince à ces dates fatidiques. En fait, le tremblement de terre en Haïti l'a rattrapé pendant la rédaction de Bizango. «Je ne pouvais pas publier un roman qui se déroule dans la communauté haïtienne montréalaise sans inclure le séisme. Il n'y a pas un Haïtien qui n'a pas perdu quelqu'un là-dedans.»

L'année 2010 aura été une année éprouvante pour Stanley Péan. La mort de son ami Bruno Roy, ancien président de l'UNEQ, a lancé un bal macabre qui a duré des mois, avec le séisme, l'infarctus de sa mère, la mort de sa tante adorée... «C'était une catastrophe aux deux semaines», résume-t-il. Seul baume: le succès de la traduction italienne de son roman Zombie Blues, qui lui a donné le petit coup de pied nécessaire pour terminer Bizango. Il s'agit d'une créature beaucoup moins connue que la figure du zombie dans l'univers du vaudou. Le bizango du roman se transforme constamment dans le regard des autres pour incarner ce qu'ils désirent voir - et ce sont souvent des personnes disparues. Cette morphologie changeante fait du bizango quelqu'un qui ne sait pas «qui il est et ce qu'il est». Lorsque celui-ci prend la défense de Domino, jeune prostituée haïtienne tombée dans les griffes du gang de rue de Chill-O, il attire l'attention non seulement des gangsters, mais aussi du policier Lorenzo Appolon et de la journaliste Andréa Belviso.

Le retour du refoulé

On retrouve dans Bizango les thèmes chers à l'écrivain d'origine haïtienne ayant grandi au Saguenay. Les questions de l'identité, de l'héritage et du destin reviennent sans cesse hanter les histoires de Stanley Péan qui se nourrit beaucoup de ce «réalisme merveilleux» de la littérature haïtienne ou latino-américaine, en plus d'être un fan de séries télévisées à caractère fantastique, de Twilight Zone à Supernatural. «Depuis que je suis enfant, j'aime avoir peur, se souvient-il. Le fantastique permet un côté allégorique, une manière détournée de parler d'autres choses. Je ne crois pas au réalisme. À partir du moment où on fait de la fiction, tout est faux dans un roman.»

Ce qui ne l'empêche pas d'ancrer ses histoires dans une recherche solide. Depuis son premier roman, il est fasciné par les gangs de rue à Montréal. En suivant entre autres le parcours d'un jeune Haïtien de son âge qui est devenu gangster dans les années 80. «Pourquoi j'étais au doctorat en littérature alors qu'il avait monté un réseau de prostitution? Qu'est-ce qui fait qu'on bascule d'un côté ou de l'autre?»

Sans complaisance pour le milieu criminel, Stanley Péan n'en a pas non plus pour la police et les médias. L'ombre de l'affaire Villanueva plane dans son roman. «C'est une étape charnière dans les relations raciales à Montréal, cette bavure policière. On s'est rendu compte qu'il y a un problème dans la formation des policiers, dans l'esprit de corps de la police. Et le malaise est expliqué dans le roman par un débat télévisé très démagogue. C'est pas mal plus payant médiatiquement de démanteler un gang de rue que de s'attaquer aux criminels à cravate ou à l'industrie de la construction...»

Duvalier est revenu en Haïti pendant que Stanley Péan écrivait la quatrième version de son roman. «Ce qui est scandaleux, ce n'est pas son retour, c'est qu'il ne soit pas jugé. Il ne faut pas le laisser s'en aller sans qu'il puisse être tenu responsable des crimes de son régime.»

Régime de terreur qui aura donné au Québec la famille Péan. Et un Stanley écartelé entre sa québécitude et l'héritage haïtien. «Cela sonne cliché, mais c'est important de savoir d'où on vient et où on va. Tu peux vivre comme un zombie et ne pas t'intéresser à ce que ta présence ici veut dire. Mais inévitablement, on porte ça, et cela va orienter ce qu'on sera. Soit on rompt avec cet héritage, soit, au pire, on a envie de le recommencer.» Et, au mieux, de le traquer dans la société qu'on a adoptée.

Bizango. Stanley Péan. Les Allusifs, 295 pages.