À 81 ans, Milan Kundera devient un des rares écrivains à entrer de son vivant dans la prestigieuse bibliothèque de la Pléiade. Et il a choisi son ami l'essayiste et romancier québécois François Ricard pour l'accompagner dans ce Panthéon littéraire.

Considéré comme le meilleur spécialiste de l'auteur de La Plaisanterie et de L'insoutenable légèreté de l'être, Ricard, né à Shawinigan en 1947, signe la préface de cette prestigieuse édition et, à la fin de chacun des deux volumes, une «biographie de l'oeuvre» de Kundera. Si quelques rares Québécois (comme Lise Gauvin pour Giraudoux ou Yvan Bernier pour Marguerite Yourcenar) ont contribué dans le passé à la Pléiade, aucun n'a joué un rôle aussi important que lui chez Kundera.

«Mon travail a été d'exécuter sa volonté, explique-t-il. Je me suis mis au service d'une oeuvre pour laquelle j'ai un immense respect. Dès le départ, il était clair que ça allait être une Pléiade inhabituelle, quelque chose qui se démarque.»

François Ricard a «organisé la matière» avec l'écrivain tchèque devenu français, mais c'est ce dernier qui a dirigé et contrôlé l'édition dans les moindres détails et à sa manière. Comme Flaubert, Kundera estime que seul l'oeuvre compte. Dans cet esprit, il n'a pas accordé d'interviews depuis le milieu des années 80 et refuse les biographies et les éditions annotées.

L'«excellent» travail de Ricard se caractérise, a estimé Le Monde, «par une fidélité presque fanatique» à ces principes. Résultat : malgré les apparences inchangées (la fameuse reliure en cuir dorée à l'or, l'éternel papier bible, etc.), la Pléiade de Kundera qui paraît ces jours-ci est une sorte d'anti-Pléiade, dépouillé du lourd appareillage critique propre à la plus célèbre collection de la maison Gallimard. Tout ce qui fait sa particularité a disparu : les présentations fleuves, la chronologie, les notices biographiques, les notes, les variantes et autres annexes. Ricard les a remplacées par une introduction (éclairante) d'une quinzaine de pages et par ses «biographies de l'oeuvre» (et non pas de l'auteur) rappelant le contexte dans lequel chaque texte a été publié.

«C'est cohérent. Faire autrement aurait été contraire à l'esthétique de Kundera, contraire à tout ce qu'il a dit et écrit. Nous ne voulions pas une édition érudite ou universitaire», dit l'auteur de La Génération lyrique, qui a signé en 2003 un livre sur Kundera ainsi que les postfaces «analytiques et interprétatives» de ses romans dans la collection Folio.

Kundera n'a évidemment pas choisi François Ricard par hasard. Avec un brin d'ironie, Libération a présenté le Québécois comme une sorte de «disciple» précédant son maître «dans la pyramide, une torche à la main». En fait, les deux hommes se connaissent depuis presque 35 ans. En 1978, Ricard avait publié dans la revue Liberté un dossier sur le Tchèque réfugié en France trois ans plus tôt.

«À l'époque, raconte l'essayiste, la critique l'enfermait dans une identité de dissident qu'il niait. Moi, au contraire, je m'étais intéressé à son oeuvre, comme je l'aurais fait pour n'importe quel écrivain. Je n'avais pas du tout fait une lecture politique de son travail. Nous sommes devenus amis. Pour moi, il demeure une sorte de maître à penser, un maître d'écriture.»

Autre curiosité, qui n'a pas échappé à la presse française : les nouvelles, romans et essais retenus par Kundera et Ricard pour la Pléiade (plus 2000 pages) paraissent sous le titre «îuvre» (au singulier) plutôt qu'«îuvres complètes», l'apanage de la collection. L'édition se veut par ailleurs «définitive», qualificatif que Libération a jugé un peu «funèbre». Mais pour Kundera, qui a notamment écarté des textes de jeunesse pour cette édition, une oeuvre est «ce que l'auteur considère comme valable au moment du bilan».

«Ça se veut l'expression de l'unité et de la complétude d'une oeuvre, celle d'un grand écrivain qui en garde le contrôle et la maîtrise. Ce n'est pas testamentaire. Cette Pléiade est le contraire d'un mausolée», renchérit François Ricard.

Depuis sa création dans les années 30, une quinzaine d'écrivains sont entrés de leur vivant dans la Pléiade : Gide, Malraux, Claudel, Montherlant, Saint-John Perse, John Green, Marguerite Yourcenar, René Char, Julien Gracq, Nathalie Sarraute, Martin du Gard, Lévi-Straus et Ionesco, le seul, avec Kundera, à être venu d'une autre langue avant d'écrire en français.

D'autres (Céline, Giono, Sartre, Claude Simon et Borges, en traduction) ont raté de peu leur propre accession au sanctuaire: leurs «oeuvres complètes» étaient en cours de réalisation au moment de leur mort.

La Pléiade regroupe aujourd'hui plus de 560 volumes, 48 albums et 200 auteurs.