Montréalais d'adoption depuis 2009, le Philippin Miguel Syjuco signe un impressionnant premier roman. Autant une fresque politique et familiale sur les Philippines qu'une quête initiatique et une réjouissante réflexion sur l'importance de la littérature.

Crispin Salvador, grand écrivain de la diaspora philippine, est retrouvé mort, les bras en croix, dans le fleuve Hudson, à New York, alors qu'il venait d'achever un livre potentiellement explosif sur les dirigeants de son pays natal.

Son élève Miguel Syjuco, Philippin tout comme lui, entreprend de faire la lumière sur la mort de son mentor et sur cet ouvrage curieusement disparu.

C'est là le point de départ d'Ilustrado, premier roman du véritable Miguel Syjuco, dont le manuscrit, écrit en anglais, a remporté le Man Asian Prize 2008 et a été finaliste au Grand prix du livre de Montréal l'automne dernier. S'il démarre sur le mystère d'une mort, ce roman inclassable s'ouvre bien vite aux mystères de la vie et de l'écriture. C'est un roman sur l'immigration, l'exil et le passage à la maturité. C'est aussi une fiction historique, un commentaire politique et littéraire, une saga familiale...

Le succès d'Ilustrado a presque coïncidé avec l'arrivée du jeune trentenaire à Montréal. Il y a trois ans, il a suivi sa copine australienne venue faire un échange d'un an à McGill. «Nous pensions rester un an et apprendre le français. Mais nous n'avons pas vraiment appris le français et nous sommes restés! Nous sommes tombés amoureux de Montréal», raconte-t-il, attablé devant une tasse de thé dans un café d'Outremont.

Si Montréal est un des rares endroits où il dit se sentir chez lui, il n'a pas été souvent à la maison au cours de la dernière année. Il a beaucoup voyagé en Suède, en Espagne, en Italie et ailleurs, pour le lancement de son roman, traduit en 15 langues et dans une vingtaine de pays. C'est maintenant au tour de l'éditeur français Christian Bourgois de publier cette semaine la quête de son homonyme sur les traces d'un écrivain plus grand que nature.

Dès les premières pages, on songe à Fictions, de Borges, à un savant mélange de fiction sur la fiction. Mais Miguel Syjuco révèle aussi d'autres influences: le Chilien Roberto Bolaño, Cervantès, Nabokov... et des séries télés comme Les Soprano. Détenteur d'une maîtrise en création littéraire de l'université Columbia et d'un doctorat en littérature de l'université d'Adelaïde, en Australie, il signe un premier roman ambitieux tant par sa forme que par sa portée sociale et politique.

Comme un tisserand mélangeant les fils de couleurs pour créer un motif, il entrelace la quête du jeune homme avec les oeuvres de Salvador, des extraits d'entrevues ou de sa biographie, des blagues de «Newfies» philippins (!) et le récit d'un mystérieux narrateur qui observe «son protagoniste» jusqu'à ce qu'il se dissolve dans la fiction. «Parce que le livre a une structure un peu chaotique, j'ai emprunté l'idée de motifs qu'on trouve dans la musique classique pour créer un sentiment d'unité. Peu importe les instruments, ces motifs se répètent: le passage à la maturité, la révolution, la responsabilité sociale envers son pays, l'exil, la relation entre un enfant et ceux qui l'ont élevé», explique Miguel Syjuco.

Son livre remet en question la responsabilité de l'élite philippine, tente d'éclairer une société complexe. «Je crois vraiment que ce livre a quelque chose à dire aux Philippines, pas seulement au monde», dit-il.

S'engager en littérature

Pour lui, la littérature est un engagement total qui exige la plus grande honnêteté et ne souffre aucun compromis. Ilustrado n'est pas une autobiographie mais son Miguel fictif partage un peu son histoire: issu de la classe privilégiée et éduquée, il a passé une dizaine d'années à Vancouver, quand sa famille a fui le régime de Marcos. Après le départ du dictateur, il est retourné au pays natal. Il l'a quitté de nouveau, à l'âge adulte, pour aller étudier la littérature à New York, s'opposant ainsi à la volonté de sa famille de le voir entrer en politique. «Je savais que si je voulais devenir écrivain, je devais quitter les Philippines. Parce que cela me libérait des attentes de ma famille, de la classe sociale dont je suis issu. Cela me donnait aussi la distance nécessaire pour voir le pays clairement.»

Comme le grand-père du Miguel du livre, son propre père ne lui parlait plus depuis qu'il avait choisi la littérature plutôt que la tradition familiale. Il a finalement rompu le silence pour le féliciter quand Ilustrado a remporté le Man Asian Prize, même si, par certains aspects, le livre pouvait s'opposer à la vie qu'a choisi son père.

Les réflexions de ses personnages font parfois échos à ses choix personnels, lui permettent d'aller au-devant des critiques: «Quelle horreur! Un Philippin qui écrit en anglais (plutôt que dans la langue nationale) pour divertir les étrangers en vivant sur la fortune de sa famille...» «Tu découvriras que même la littérature a ses limites», dit Crispin au Miguel du livre. Mais les limites nous forcent à nous battre. Et si nous réussissons, nous pouvons «changer le monde», répond l'élève.

«Nous devons changer notre pays en changeant sa représentation», ajoute plus tard le mentor. C'est déjà un peu ce que fait Ilustrado.

«Peut-être parce que je viens d'un pays du Tiers-Monde, je trouve amusant de voir comment, en Amérique du Nord particulièrement, on a le luxe de pouvoir écrire à propos de petits drames domestiques, des ruptures, la mort de l'être aimé, souligne l'auteur. Bien sûr, c'est une partie de l'expérience humaine et cela fait partie de mon livre aussi. Mais c'est le travail d'un pays à l'aise, confortable. Parfois, il y a une tendance à oublier la relation entre le personnage et sa société. J'ai toujours cru que la responsabilité de l'écrivain était d'aller dans le monde et d'en rendre compte, selon sa perspective. J'aimerais voir un roman sur les soldats canadiens en Afghanistan, sur les aides domestiques, davantage de livres sur les Premières nations...»

Miguel Syjuco convient que son roman est exigeant. «Certaines choses sont déstabilisantes pour le lecteur ou l'obligent à faire des suppositions, à garder l'attention. Ce n'est pas un livre qu'on peut simplement lire tranquillement pour se divertir. Je voulais faire un livre qui célébrerait l'acte très intime qu'est la lecture.»

Tout au long, on se questionne sur le vrai et le faux, sur les multiples fins possibles, pour finalement réaliser que tout cela n'a pas d'importance. L'essentiel est peut-être d'avoir retrouvé dans Ilustrado un peu du grand roman disparu de Crispin Salvador... À moins que ce soit le prochain livre de Miguel Syjuco, qui traitera justement de corruption.

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Ilustrado. Miguel Syjuco. Christian Bourgois, 488 pages.