Jérôme Bigras, le super antihéros de Jean-Paul Eid, sort de sa semiretraite. Pour le lecteur, c'est un immense plaisir. Pour les autorités de Bungalopolis et le monde de la bande dessinée, c'est une véritable catastrophe...

L'éditeur de Jérôme Bigras est hors de lui. Les autorités affectées au respect des codes de la bande dessinée sont dépassées. Bugalopolis est en émoi. Pourquoi? Il y a un trou dans le nouvel album de Jérôme Bigras. Un vrai trou s'entend. Un trou tout rond et sans fond, qui permet de voir littéralement à travers l'album justement intitulé Le fond du trou.

Jean-Paul Eid a créé Jérôme Bigras en 1988 dans les pages de Croc. Il en parle d'ailleurs comme d'un «péché de jeunesse». Déjà dans ce magazine qu'il qualifie de «laboratoire», il se souciait de profiter des possibilités offertes par la bande dessinée. «Ce qui est propre à la bédé, c'est, entre autres, le côté tridimensionnel. Tu as une page physique, que tu tournes, entre les doigts, dit-il. Je voulais jouer cette plus value pour amener autre chose qu'une simple adaptation de ce qu'on pouvait voir à la télé ou au cinéma.»

Jouer avec les codes du genre revenait à jouer avec l'objet lui-même. Jean-Paul Eid a vite commencé à manipuler la pagination ou l'ordre des cases. Il s'est même amusé à exploiter le recto et le verso d'une page dans une parodie de La vie des gens riches et célèbres où il invitait le lecteur à voir... l'envers du décor. Le fond du trou repose sur ce genre de travail sur la forme, mais à la puissance mille.

La nouvelle aventure de Jérôme Bigras commence par une banale scène de la vie quotidienne: Rex, fidèle tondeuse à gazon de l'inénarrable banlieusard, tente de changer de chaîne de télé en pitonnant sur un Game Boy lorsqu'apparaît un trou dans l'écran... et un «Dart Vader» (sic) grassouillet dans le salon. Ce coup d'éclat déclenche une fantastique réaction en chaîne pleine de sursauts temporels, d'astuces narratives et de rebondissements comme il n'est pas censé s'en produire dans la banlieue «la plus plate» de l'univers.

Trésor d'imagination

Jean-Paul Eid nourrissait depuis longtemps le fantasme de faire une bédé qui reposait sur un voyage dans le temps. L'idée du trou dans l'album est arrivée bien après. «Avec le trou, je pouvais me permettre de tendre des perches que je récupérais quelques pages plus loin», explique-t-il. L'idée était forte, mais «intégrer ce trou-là dans plus de 40 pages a été tout un défi», selon l'auteur. Page après page, il déploie d'ailleurs des trésors d'imagination pour faire de ce gadget un élément narratif à part entière.

Le fond du trou aurait pu ne pas être une aventure de Jérôme Bigras - sa plus longue à ce jour, d'ailleurs - reconnaît le bédéiste. «Je savais que je complexifierais énormément la lecture avec ce trou-là, alors de partir avec un personnage que je connaissais, qui venait avec certaines balises, moi, ça me rassurait.» L'univers de Jérôme Bigras, au final, se révèle le véhicule tout indiqué puisqu'il autorise un humour absurde particulièrement féroce et permet à l'auteur d'utiliser un autre de ses outils de prédilection: le clin d'oeil.

Jean-Paul Eid «ne fait pas du gag au poids» comme il dit, mais prend un plaisir fou à multiplier les niveaux lecture et les références. «C'est un tour de manège pour le lecteur», résume-t-il. Ainsi, au fil des pages, l'auteur évoque la famille de superhéros Les incroyables, joue avec les codes du manga et parodie notamment un passage d'une aventure de Tintin, Le Temple du Soleil. «Tintin, c'est chouette d'aller piger là-dedans parce que c'est un univers que tout le monde connaît et que je n'ai pas besoin de développer.»

Les amateurs de bédés un peu plus pointues reconnaîtront quant à eux une référence fugace à Marc-Antoine Mathieu, bédéiste français au ton plus cérébral qui, à travers les aventures de son personnage Julius Corentin Acquefacques, s'amuse lui aussi avec les codes et le format de la bande dessinée. «Je n'aurais pas pu baser toute une scène sur Marc-Antoine Mathieu, parce que j'aurais perdu du monde, juge Jean-Paul Eid. Avec ce clin d'oeil en une case, je me faisais plaisir.» À nous aussi.