Il faut parfois avoir le sens du compromis. C'est à Paris que l'éditrice québécoise Brigitte Bouchard a décidé de fêter jeudi dernier le 10e anniversaire de la création des Allusifs. Pour cette bonne raison que sa petite entreprise est devenue au fil des ans une affaire parisienne à part entière, dans le club sélect des petits éditeurs prestigieux et désargentés. Mais c'est à la résidence du délégué général du Québec, avenue Foch, que s'est tenue la petite réception.

Malgré l'excentricité géographique des lieux, il y avait quand même un peu de beau monde. Le désormais célèbre Dany Laferrière s'était déplacé pour la circonstance. La journaliste littéraire de Télérama, Martine Laval, tenait le rôle de maître de cérémonie. À juste titre. C'est dans cet hebdo culturel qu'a commencé l'aventure française des Allusifs, un an à peine après la naissance du titre. Avant bien d'autres, Martine Laval avait été frappée de plein fouet par le roman de Sylvain Trudel, Du mercure sous la langue, avait fait le voyage au Québec et avait consacré des pages entières au romancier. Un traitement exceptionnel pour le roman d'un inconnu.

«Martine m'a demandé si j'avais un diffuseur en France, raconte Brigitte Bouchard, et je lui ai dit que non. J'en ai cherché un. Le roman de Sylvain a eu de belles ventes en France. Et c'est comme ça que tout a commencé.»

Autre invité de marque: Pierre Jourde. Lui aussi est une vedette pour happy few. Dans les milieux cultivés, son pamphlet de 2002, La littérature sans estomac, a été un best-seller. Brigitte Bouchard, qui le connaissait de longue date, lui a passé commande d'un texte pour inaugurer une nouvelle collection sur «les peurs». Son bref récit intitulé La présence, paru il y a deux mois, vient d'obtenir des critiques dithyrambiques dans tous les principaux médias parisiens.

Résultats en dents de scie

Pratiquement depuis les débuts, la maison de Mlle Bouchard se spécialise dans la littérature étrangère. Dans son catalogue, qui compte aujourd'hui une centaine de titres, les auteurs québécois - ou même français - font figure d'exception. On y retrouve plutôt des auteurs serbes, russes, danois ou latino-américains. Le roman de la Norvégienne Hanne Orstavik, Amour, publié en février, a eu droit à une avalanche de critiques. Son plus grand succès de librairie à date reste le magnifique roman du Danois Knud Romer, Cochon d'allemand, qui a vendu pas loin de 15 000 exemplaires en 2007. «Cette année-là, mon chiffre d'affaires a atteint le million de dollars», soupire l'éditrice, qui avoue avoir des résultats en dents de scie.

Mais il y a des exceptions: Les Allusifs viennent tout juste de publier deux textes québécois. Dans la collection Les peurs, un récit «poétique en prose» de Daniel Bélanger. Il devait être à Paris pour ce 10e anniversaire, mais a été retenu au Québec pour raisons familiales. Le talentueux et prolifique Stanley Péan, en revanche, avait fait le voyage: son roman Bizango, odyssée dans les milieux haïtiens de Montréal, est paru en mars, et profite déjà de retombées médiatiques à Paris. Les Allusifs jouissent d'un préjugé plus que favorable auprès des critiques et des libraires. Et ont vendu plusieurs titres en langue étrangère.

La vie d'une patronne d'une «petite maison de qualité» n'est pas pour autant un long fleuve tranquille. Installée dans un minuscule bureau appartement, secondée par une attachée de presse, Brigitte Bouchard fait des aller-retour entre Montréal et Paris, où elle passe la moitié de l'année. À organiser la sortie de ses livres, aider à la promotion, entretenir ses contacts dans les journaux: «Chaque matin, dit-elle, il faut que je me lève pour remettre la machine en marche, sinon j'ai l'impression que tout s'arrêterait.»

Pour une petite maison d'édition québécoise - la seule à date à s'être fait un nom à Paris -, ce parcours du combattant ne mène qu'à la gloire, pas vraiment à la fortune.