Après Le fou d'Omar, véritable plongée dans la folie d'un homme, Abla Farhoud a eu besoin de se tourner vers la lumière. Le sourire de la petite juive, qui arrive six ans après, est le roman d'une écrivaine qui a réussi à conjurer ses démons... en observant ses voisins.

«Il faut être fait fort pour écrire. On a besoin de tout son esprit, de sa santé mentale et de tout son corps.» Abla Farhoud l'avoue: Le fou d'Omar l'avait laissée sans énergie, proche du burn-out. Surtout, elle n'avait plus envie de rester dans cette zone d'ombre qu'elle avait déjà explorée amplement. «Alors j'ai commencé à écrire des petites histoires, des bouts de personnages, et je me suis rendu compte que la forme courte me convenait parfaitement.»

Dès qu'elle voyait qu'elle empruntait ses anciennes ornières, l'auteure prenait un peu de recul, allait faire de l'exercice... «Je ne me suis pas cassé les nénettes pour ce livre, c'était le plaisir pur de l'écriture!» Abla Farhoud rigole. Dans la grande cuisine de son appartement de la rue Hutchison, la dramaturge et romancière fume cigarette sur cigarette, se lève puis se rassoit, prépare un thé, s'exclame, gesticule: elle est manifestement fière d'avoir réussi à surmonter sa déprime, d'être «sortie gagnante de cet épisode avec une oeuvre».

Abla Farhoud habite rue Hutchison depuis plus de 30 ans. Une rue mixte et mythique de Montréal, un côté dans le Mile End, l'autre dans Outremont, devenue avec les années le lieu de résidence des juifs hassidiques. «Une rue multi-tout, que j'ai vue se transformer», dit celle qui a quitté le Liban pour le Québec avec ses parents à l'âge de 6 ans.





Rue Hutchison en vedette

Ce sont donc les résidants de la rue Hutchison qui sont les «vedettes» du Sourire de la petite juive. Des gens qu'elle voit vivre depuis toujours et dont la narratrice, Françoise Camirand, fait un portrait fictif en une vingtaine de petits tableaux. On y fait la connaissance de Benoît Fortin, d'Antonella Rossetti, de Xaroula et ses soeurs, de Ron Kowalski, de Chawki et Isabelle... Abla Farhoud a poussé très loin l'exercice - «exaltant», dit-elle -, que nous faisons tous d'inventer une vie aux gens que nous croisons. «Moi, j'aime regarder les gens. Et il y a tellement de choses à voir quand on regarde comme il faut.»

À partir de bribes de conversations, parfois en faisant un croisement entre plusieurs personnes, elle a ainsi recréé son voisinage. Elle s'est amusée aussi avec les niveaux de langage, essayant d'adopter «le vocabulaire et le ton qu'utiliserait le personnage» et travaillant très fort pour en arriver à une narration à la troisième personne. «J'ai presque toujours écrit au «je». C'est difficile d'entrer dans un univers en gardant une distance.»

Pour y arriver, il s'agissait de mettre «un peu d'elle» dans chacun des personnages. «Il fallait qu'il y ait un lien très fort avec chacun pour les attraper dans leur vérité, même si ce n'est qu'à partir d'un petit élément, sinon ça risquait d'être faux. C'est une règle fondamentale.» Abla Farhoud refuse l'esbroufe et la poudre aux yeux. «J'écris avec rigueur, probité, vérité. Sinon, je crois que ça se verrait. Moi, en tout cas, je le vois chez les autres.»

La narratrice, qu'on voit évidemment comme son alter ego, ne lui ressemble pas plus que les autres personnages, croit-elle. Étrangement, c'est plutôt la jeune Hinda Rochel, juive de 12 ans dont les extraits du journal entrecoupent le roman, qui lui ressemble le plus. «Elle, je la connais par coeur.» Mais une juive hassidique qui lit du Gabrielle Roy, c'est tout de même exceptionnel, non? «On finit par y croire. Comme moi, jeune libanaise qui faisait du théâtre dans les années 50-60, c'était unique. C'est possible.»

Le titre du livre est inspiré d'une rencontre rêvée entre Hinda et la narratrice, d'un lien, si court soit-il, entre deux réalités qui se côtoient. Avec Hinda et quelques autres personnages - l'aïeule Bathseva, le jeune Srully qui rêve d'étudier toute sa vie -, Abla Farhoud est entrée dans le quotidien des juifs hassidiques. Pour y arriver, elle admet avoir fait beaucoup de recherche. A-t-elle l'impression de mieux les connaître maintenant? «En tout cas, je les aime plus, répond-elle. Parce que je me suis identifiée à eux. Il fallait les accrocher dans leur humanité, montrer les points qui se ressemblent, pour montrer qu'ils sont comme nous, au fond.»

C'est ce que l'auteure de 65 ans s'est évertuée à faire pendant toute sa vie: expliquer l'autre, et ce livre n'est pas si différent. «Mon rôle, c'est d'ouvrir des pistes, construire des ponts. C'est avec la connaissance de l'autre qu'on crée des liens, sinon ils restent des étrangers. C'est d'une simplicité crasse.»

Le sourire de la petite juive

Abla Farhoud

VLB éditeur, 209 pages

****

Chansons à quatre mains

Abla Farhoud a réalisé un vieux rêve en écrivant avec sa fille Alecka presque toutes les chansons de son premier album, sorti cette semaine. Une affaire de famille, puisque ce disque éponyme a été réalisé par frère d'Alecka, le Loco Locass Chafiik. «On a vraiment écrit ces chansons à quatre mains, assises l'une en face de l'autre», raconte l'auteure. Le défi: accepter de ne pas être la seule à avoir une autorité sur le texte. «Ç'a été une bataille continuelle! En même temps, on s'est bien entendues parce que nous avons la même esthétique. Mais c'est toujours elle qui avait le dernier mot, et c'est la chanson qui gagnait.» Abla Farhoud raconte avoir aimé «chaque moment» de cette période de création. «Ç'a été les plus beauxmois dema vie.» Elle ambitionne maintenant d'écrire seule des chansons, pour ensuite les offrir à sa fille.

Le sourire de la petite juive d'Abla Farhoud