S'il n'est pas le père de la photographie au Québec, Antoine Desilets est en tout cas le père de tous les photographes de 40 ans et plus.

Avant d'expliquer toutes les lois de la photo aux amateurs dans des livres techniques, il leur en a transmis l'amour.

On n'a plus idée, dans notre univers saturé d'images, de l'impact qu'a eu Antoine Desilets.

Publiées dans le magazine Perspectives alors encarté dans La Presse du samedi, puis dans La Presse et dans Le Jour, ses photos étaient reconnaissables entre toutes.

Il me reçoit dans l'appartement de Montréal-Nord où il vit avec celle qu'il a épousée il y a 64 ans, Jeannine Alain.

Son fils Luc vient de publier le premier recueil de ses photos -mis à part une compilation de photos humoristiques qu'il a reniée parce qu'il la trouvait mal éditée mais que, enfant, j'ai feuilletée mille fois avec délice.

Il fait celui qui est un peu indifférent aux hommages. Il refusait d'ailleurs depuis toujours qu'on édite ses photos - il en a fait 120 000 archivées.

Mais pas besoin de causer longtemps pour voir qu'il vibre toujours autant. Les murs sont tapissés de ses photos. Et c'est avec un oeil maniaque qu'il observe celles que vient de réunir son fils.

«Il disait qu'il ne voulait pas s'en occuper, mais chaque jour, pendant qu'on préparait le livre, il arrivait avec une nouvelle photo: «as-tu pensé à celle-là?»», dit Luc Desilets.

Son style? «Je voulais seulement faire une bonne photo...»

Une bonne photo?

«La bonne photo crée un sentiment, un choc. Si tu veux avoir de l'impact, il faut que tu donnes de la profondeur aux images, en utilisant des avant-plans, des trouées, des percées. Tu es devant une feuille de quelques millimètres d'épaisseur, une image en deux dimensions, sans mouvement, sans son. Tu t'arrêtes devant une seule image. Elle provoque une conversation intérieure. Tu te parles en regardant la photo.»

Né à Montréal en 1927, il est initié à la photo par un oncle prêtre à Nicolet, qui fait le portrait des personnalités de passage.

«C'est magique, pour un enfant, de voir apparaître une image dans la chambre noire, surtout dans les années 1930.»

Il suit un cours de photo par correspondance, puis s'engage dans l'armée de l'air à 18 ans, mais avec l'idée bien arrêtée d'y être photographe, et non pilote.

Il sera emprisonné pour avoir exigé d'un supérieur de la Canadian Royal Air Force qu'il lui parle en français.

Après avoir travaillé comme pigiste pour un pigiste, il est pistonné par son père auprès du patron du magazine de La Presse (qui sera Perspectives). Les deux hommes étaient dans «la Patente», ou l'Ordre de Jacques Cartier.

Il accompagne Pierre Bourgault, Lysiane Gagnon, Alice Parizeau et d'autres dans tous les coins du pays.

C'est là, pendant les années 60 et au début des années 70, qu'il fait sa marque.

«Je carburais à la passion, j'étais vraiment excessif. Je ne pensais qu'aux images, je les imaginais avant de me rendre sur place... J'ai été drogué pendant 30 ans.»

Trois ans de suite, en 1966, 1967 et 1968, il remporte le prestigieux prix américain de la National Press Photographers Association, devant les stars des grands journaux de New York et de Washington. On lui offre même de diriger le département de photographie de l'Université Cornell. Il préfère rester à Montréal.

Quand Perspectives disparaît, il se retrouve à La Presse, mais sans grand plaisir. Il couvre les «chiens écrasés», dit-il, et ses photos ne sont pas mises en valeur autant que dans le magazine. Souverainiste convaincu, il se joint au Jour, fondé en 1974 par les compagnons de route du PQ. Le journal ferme deux ans plus tard et il décide de rester à la pige par la suite.

«J'ai toujours eu envie de laisser des traces et, pour ça, il faut créer de nouvelles pistes. Mais je ne suis pas un artiste. Je suis un artisan sérieux et passionné.»

Lui qui a tant travaillé en chambre noire est passé au numérique sans nostalgie, il y a huit ans.

«La technique passe en deuxième, dit-il. Tu peux donner tous les conseils techniques que tu veux à quelqu'un, ça ne rend pas ses photos meilleures. Ce qui compte, c'est le contenu. C'est l'oeil du photographe.»

En parcourant les 250 photos réunies dans ce livre, toutes excellentes, certaines prodigieuses, j'ai eu l'impression de revisiter un paysage oublié. J'en ai vu certaines dans Perspectives, d'autres dans ses livres pratiques (vendus à 700 000 exemplaires!).

Cela s'appelle laisser sa trace, sans doute.

À bien y penser, avec une poignée de grands peintres et de cinéastes, Antoine Desilets est l'un de ceux qui ont construit l'iconographie du Québec du XXe siècle.

Des millions de gens portent en eux ses images.

Éditions Guy St-Jean, texte de Luc Desilets et présentation de Jean-François Nadeau.