Nous n'avons jamais été aussi riches et en santé, mais nous n'avons jamais été aussi déprimés. Pourquoi allons-nous si mal? C'est le point de départ de la réflexion de Maxime-Olivier Moutier qui se déploiera en cinq livres, dont le premier aborde «la crise». Discussion avec un psychanalyste qui s'interroge sur les tréfonds de notre âme tourmentée.

Maxime-Olivier Moutier arrive à cette entrevue souriant, mais fatigué. La veille, au centre de crise où il travaille, il lui a fallu gérer l'intervention des policiers face à un patient violent. Il n'a pas beaucoup dormi, mais n'a rien perdu de son calme, voire de sa bonne humeur.

Ce n'est plus le Maxime-Olivier Moutier, rebaptisé MOM dans le milieu littéraire, qu'on a découvert avec Marie-Hélène au mois de mars en 1998, récit assez cru de sa descente aux enfers et de sa tentative de suicide après une rupture douloureuse. Depuis cette époque, MOM a fait une analyse qui lui a demandé huit ans de sa vie et a ouvert son propre bureau de psychanalyste. Son précédent livre, Les trois modes de conservation des viandes, était un éloge de la vie de famille ordinaire. C'est son travail d'intervenant dans un centre de crise lui a inspiré le premier tome de La gestion des produits.

«Dans un centre de crise, la réalité dépasse la fiction», résume-t-il.

«J'aime les gens qui parlent vrai. Il n'y a pas grand métier où je pourrais avoir accès à des gens qui arrêtent de «bullshiter». En général, je m'ennuie avec le monde, je trouve ça plate, ce qu'ils disent.» Sauf lorsqu'ils font des lapsus, comme lorsque Jean Charest lâche par erreur «l'industrie de la corruption» dans son discours parfaitement lisse. C'est le propre du psychanalyste d'entendre ce qu'on ne veut pas dire. Et c'est son métier de parvenir à le faire.

La gestion des produits est à la fois un constat de la déroute de «l'homme contemporain» et une défense de la parole et de l'écoute. Maxime-Olivier Moutier ne veut guérir personne - c'est l'obsession du médecin, pas du psychanalyste -, mais il veut comprendre. Comprendre pourquoi tant de détresse dans tant d'abondance. Pourquoi tant d'impuissance devant autant d'informations. Il n'a pas trouvé de réponse plus humaine à cela que d'écouter la souffrance des autres. «Le lieu où tu peux déployer ton histoire n'existe pas ailleurs que chez un psychanalyste, croit-il, prêchant forcément pour sa paroisse. Parce que dès que tu veux dire quelque chose pour aider, tu te trompes. Tu vas dire des clichés, donner des conseils.» Pour lui, écouter est un art, plus qu'une science.

Le psychanalyste est plutôt à contre-courant du discours ambiant. Maxime-Olivier Moutier déteste cette idée qu'il n'y a pas de ressources pour aider les gens en crise à Montréal. Au contraire, dit-il, c'est un «buffet ouvert», il y a de tout pour tous, le système est très bien organisé pour répondre aux besoins. Mais c'est un peu ce système qui l'inquiète. Un de ses maîtres, le célèbre Jacques Lacan, lui rappelle qu'il participe forcément à une idéologie. «C'est parce qu'il y a des centres de crise que les gens sont en crise, peut-être, dit-il. C'est la loi de l'offre et de la demande. Les gens vont mal et ont besoin de parler, ils vont voir les médecins pour ça, mais ce n'est pas leur job. Et comme ils ne savent pas quoi faire, ils se sentent obligés de prescrire quelque chose. La médecine collabore au malheur parce qu'elle permet de continuer à vivre une vie qui ne te convient pas.»

Parce que pour Maxime-Olivier Moutier, une «crise» n'est pas une maladie à soigner. C'est un révélateur. Il souligne que l'origine du mot «crise» est «décision». «Quand ça va mal dans ta vie, c'est parce que tu as une décision à prendre, tu dois trancher, et ça veut toujours dire de perdre quelque chose. Ton être te dit: choisis. Quand tu prends un médicament, c'est que tu n'as rien décidé.»

Affirmation difficile dans une société où les ordonnances montent en flèche chaque année, et où l'on médicamente même les enfants, sans du tout se demander quels genres d'adultes ils deviendront ensuite. Pour Maxime-Olivier Moutier, c'est clair, cela crée une dépendance. «D'avoir été sur le Ritalin pendant tout son primaire, qu'est-ce que ça fait? Eh bien, c'est un psychotrope. C'est de la coke, en fait. La bonne coke, la vraie, permet de se concentrer. Ça calme.»

Tout cela pourrait donner envie de déprimer, mais il est allé au-delà de cette réaction. «Ce que j'aime bien des gens déprimés, c'est qu'ils nous disent que notre société ne marche pas. Ils n'embarquent pas dans la surconsommation, la compétition, ils décrochent. Mais cette société, on la veut, on tient à ces valeurs-là, sauf qu'il y a un envers à ça. Les gens travaillent, veulent réussir, ils rentrent en braillant à la maison, mais ils ne veulent pas changer. Un moment donné, il faut voir sa participation dans cela.»

On parle pendant deux heures avec Maxime-Olivier Moutier et il ne s'agit que du tome I de sa réflexion, qu'il compte mener jusqu'au tome V. Ce premier livre aborde la crise, le prochain parlera du bonheur. Il dit qu'il pourrait écrire tout un essai sur les ordinateurs et la technologie, de nouveaux supports formidables aux délires paranoïaques, générateurs de nouvelles formes d'angoisses et de tourments qui ont toujours la même source, au fond. Le manque. Un terrible manque qu'on ne pourra jamais combler - une mine d'or pour les publicitaires -, mais avec lequel il faut apprendre à vivre. Sauf qu'on a désappris à vivre avec ce manque nécessaire au désir, étant trop comblés. «On vit tous comme des millionnaires par rapport à nos grands-parents. Ce que je trouve questionnant, c'est que les gens vont mal et ils ne savent pas pourquoi. Je les appelle mes patients postmodernes. Ils n'arrivent pas à trouver quelque chose en quoi croire, quoi désirer. Quelque chose ne marche pas. On n'a jamais eu autant besoin d'aide pour vivre notre vie normale. On passe notre temps à demander à l'État de nous aider et, en même temps, on revendique l'autonomie. Quelque chose ne marche pas et personne ne se demande pourquoi.»

La gestion des produits - La crise

Maxime-Olivier Moutier

Marchand de feuilles, 230 pages