Lorsqu'il a créé le personnage de Théo, publicitaire branché qui décide de tout plaquer - boulot payant, condo en face du parc La Fontaine, blonde superbe - pour s'installer à Trois-Pistoles, Gabriel Anctil s'est inspiré de sa propre expérience: il a lui-même quitté Montréal à la fin de son bac pour aller vivre dans le Bas-du-Fleuve. Il y a passé quatre ans, une expérience qui l'a profondément marqué et qui lui a inspiré Sur la 132, premier roman qui raconte comment, en cherchant un sens à sa vie, Théo renoue avec l'immensité du territoire québécois et retisse le fil entre les générations.

«À Montréal, c'est facile d'être dans sa bulle, de fréquenter seulement des gens de son âge. En région, on n'a pas ce luxe: il y a si peu de jeunes, on n'a pas le choix de côtoyer des gens plus vieux!» L'auteur de 32 ans déplore que sa génération soit si fermée sur elle-même et Théo est ainsi, coupé de ses racines, désabusé, désintéressé. «Avec la technologie, on devient vite citoyen du monde, mais on tourne facilement le dos au passé, à ce qui arrive chez nous.»

En quittant Montréal, Théo s'imprègne de la vastitude du paysage - «notre plus grande richesse» -, s'ouvre aux rencontres et aux nouvelles expériences. Sur la 132 est ainsi comme une grande réconciliation: avec le passé «qui s'incarne partout», et aussi avec les boomers et leurs idéaux. «C'est vrai que je me suis réconcilié avec les boomers quand j'étais là-bas. Culturellement, cette génération est très forte, et oui, ils m'ont inspiré.» Marqué par les écrits de Pierre Vallières, de Gaston Miron - que Théo découvre dans le livre -, Gabriel Anctil est fasciné par ce bouillonnement qui régnait dans les années 60 et 70. «Il n'y a pas si longtemps, il y a des gens qui étaient prêts à mourir pour le Québec.»

Pour savoir qui on est, il faut savoir d'où on vient, aussi voit-il cette transmission comme «positive et nécessaire». «On ne réinvente pas la vie, on est dans la continuité, mais ma génération ne réalise pas toujours que ces acquis n'ont pas toujours été là.» Gabriel Anctil est d'ailleurs heureux de rejoindre un certain courant littéraire qui sort de la ville et redonne la place aux mythologies réelles et inventées, aux côtés de Samuel Archibald (Arvida), Mélanie Vincelette (Polynie) ou même Jocelyne Saucier (Il pleuvait des oiseaux). «C'est peut-être un retour du balancier, et c'est tant mieux.»

Langage

Il n'en donne pas une image idyllique, mais Sur la 132 reste un hommage à la région, dont il a voulu dresser un portrait positif, même si «tout le monde en prend plein la gueule». «Tout le monde de Montréal devrait aller y vivre un an, et à l'inverse tout le monde de la région devrait vivre à Montréal un an. Il faut avoir passé un hiver là-bas, seul face à soi-même, pour comprendre vraiment ce que ça signifie.»

Conséquence de cet hiver interminable, le langage y prend beaucoup d'importance et il a été fasciné par les conteurs, les histoires qu'on se raconte dans une grange, les légendes et les esprits qui habitent le territoire. «Le verbe prend de l'ampleur et j'ai voulu reproduire cette langue belle et musicale», dit l'auteur qui se réclame de Michel Tremblay, «un formidable dialoguiste» dont il tente de suivre la trace. «Je m'étais toujours dit que mon premier roman serait en joual. Mais je n'ai pas choisi la voie facile, parce qu'il n'y a pas de règle claire, et il a fallu que je sois très rigoureux et cohérent dans les niveaux de langage.»

Gabriel Anctil, qui a consacré trois ans à ce livre, est convaincu qu'il n'aurait jamais «rien eu à dire» s'il n'était pas un jour sorti de sa zone de confort. Quitte à être touriste dans son propre pays. «C'est un véritable choc culturel, par exemple la saison de la chasse, on ne peut pas s'imaginer la place que ça prend là-bas. Les codes sont différents, il s'agit de les apprendre.»

Cette expérience «la plus riche» de sa vie, il l'a vécue à fond, - il a même été conseiller municipal de Saint-Octave-de-Métis, où il a habité-, s'inspirant entre autres de Jack Kerouac, auteur qui a changé sa vie, qu'il a étudié et sur lequel il a beaucoup écrit. «J'aime la littérature réaliste, basée sur le vécu, qui fait voyager.» Comme Tremblay, Kerouac lui a fait découvrir d'autres réalités sociales et culturelles, lui a appris la curiosité et l'ouverture envers les gens.

«Le désintéressement, ça ne mène nulle part. Ou ça fait virer à droite, comme ce qui se passe présentement. C'est vrai qu'il y a des poches de résistance, des jeunes qui ont plein de projets, des idéaux. Mais quand je regarde l'effervescence des années 70, la prise de conscience québécoise, et que je compare avec le vide d'aujourd'hui, ça me désespère.»

Sur la 132

Gabriel Anctil

Héliotrope, 515 pages