Les pages se suivent et ne se ressemblent pas pour les héros de bédés. Avec eux, il ne faut pas non plus se fier aux apparences: le banlieusard le plus «épais» peut vivre des aventures plus rocambolesques que le plus musclé des justiciers masqués.

Il y a un trou dans la télé de Jérôme Bigras, le plus célèbre habitant de la banlieue la plus beige de l'univers. Est-ce la faute à Rex, sa fidèle tondeuse à gazon, qui tentait justement de zapper avec un Game Boy? Mystère. Le plus curieux, c'est ce bonhomme casqué qui atterrit dans le salon et s'enfuit aussitôt... par le trou qui vient d'apparaître dans la page et traverse littéralement - tout l'album. Bigras s'énerve, évidemment, et s'embarque presque malgré lui dans une quête de sens totalement loufoque qui le mènera notamment en Magazonie, «là où les centres commerciaux n'ont pas encore été défrichés». Jean-Paul Eid frappe un grand coup en ramenant son personnage créé dans les pages de Croc il y a plus de 20 ans. En plus de donner lieu à une aventure rocambolesque qu'on traverse en riant parfois aux éclats tant la satire est féroce, les clins d'oeil comiques et les gags bien tournés, il propose un défi de lecture inusité. À l'instar de Marc-Antoine Mathieu (Julius Corentin Acquefacques), il joue de manière imaginative avec l'objet physique qu'est la bédé. Le véritable trou percé dans l'album devient ainsi plus qu'un artifice, mais un élément narratif que l'auteur exploite à fond pour mettre en scène un voyage dans le temps, qui est aussi un voyage dans les codes de la lecture. Une folie inspirée.

_____________________________________________________________________________

* * * *

Le fond du trou. Jean-Paul Eid. La Pastèque, 46 pages.

El Spectro, champion de «lucha libre» qui donne son nom à la nouvelle série du dessinateur Yves Rodier et du scénariste Frédéric Antoine, est un cousin lointain d'El Santo, icône de la culture populaire mexicaine. Imbattable dans le ring, il joue aussi au sauveur et au justicier en dehors des heures de combats comme on le constate dans Les mutants de la lune rouge. Une fois les présentations faites - El Spectro sauve les naufragés d'un écrasement d'avion dans les Andes chiliennes -, le célèbre catcheur s'offre des vacances sur la Costa Brava espagnole en compagnie d'une plantureuse blonde. Non, ce n'est pas ce que vous croyez puisque la charmante demoiselle Topalov est une championne d'échecs de niveau international. Son cerveau est d'ailleurs convoité par un vilain émule du docteur Moreau. Tant du point de vue du récit que du dessin, Les mutants de la lune rouge s'inspire de la bande dessinée franco-belge classique à laquelle il rend hommage. Bob Morane, James Bond, Tintin, plusieurs noms de héros nous traversent l'esprit à la lecture de cette aventure dynamique, richement colorée, pleine de batailles et de poursuites en voiture. Pour amateurs du genre.

____________________________________________________________________________

* * *

Les mutants de la lune rouge. Yves Rodier/Frédéric Antoine. Le Lombard, 56 pages.

Quarante ans. L'âge d'un premier bilan. Le moment où, après avoir vécu un peu, fêté assez et visité quelques recoins du globe, on commence à se demander à quoi ça rime tout ça. Claude Auchu, graphiste de formation et publicitaire de métier, n'a pas choisi un sujet facile pour son premier roman graphique. Même si la crise de la quarantaine est un thème éculé, il parvient sans mal à échafauder un récit empreint d'authenticité. Il y a d'abord le ton intimiste du texte, qu'on dirait chuchoté. Une pointe d'humour entre ironie douce et autodérision un brin dépressive dans la narration, qui s'attache aux détails du quotidien: couple, famille, boulot, vie sociale, quête d'un bonheur apparemment insaisissable... Ces banalités s'avèrent toutefois magnifiées par l'approche graphique qui, sans être économe, mise sur une ligne claire et, surtout, un judicieux travail de mise en page. L'espace, ici, est rarement cloisonné et les personnages ne vivent pas souvent dans des cases. L'auteur peut donc exploiter les planches à sa guise, ce qu'il fait d'ailleurs en usant d'un langage visuel d'une très grande efficacité (réflexe heureux de publicitaire, sans doute) et traversé de flashes inspirés. Une année en quarantaine s'achève sur une morale prévisible, mais sans doute inévitable. On a néanmoins l'impression d'avoir dans les mains le livre d'un auteur dont la personnalité reste à définir, mais qui sait jouer avec les images.

_____________________________________________________________________________

* * *

Une année en quarantaine. Claude Auchu. Les Intouchables, 86 pages.