Sept auteurs de premier plan, dont Chester Brown, étaient les invités du salon SoBD, qui s'est terminé le 9 décembre. Un coup de projecteur sur une scène dont ni les barrières linguistiques ni les difficultés économiques ne parviennent à brider la vitalité artistique.

Soudain, la halle des Blancs-Manteaux se barricade : dans la rue où la nuit tombe, ce deuxième samedi de décembre, des gilets jaunes manifestent et envoient des projectiles, au coeur de Paris sous haute tension. Sale ambiance, surtout pour des Canadiens tout juste descendus d'avion. «C'est rock'n'roll, mais nous sommes protégés dans le petit monde de ce beau festival», dédramatise Siris, partie de Saint-Jean-sur-Richelieu pour répondre à l'invitation de SoBD. Pour sa huitième présentation, le salon a mis en vedette les auteurs et éditeurs canadiens où «la BD est partout, depuis longtemps, avec des artistes de grande qualité», selon l'organisateur Renaud Chavanne.

Le salon a pris soin d'inviter un panel de premier plan, représentatif de la diversité géographique et linguistique: Siris ainsi que Julie Delporte, Catherine Ocelot, Joe Ollmann, Nina Bunjevac, Seth et Chester Brown. Ce dernier, que ses pairs qualifient de «légende», était attendu par ses nombreux fans français venus lui faire dédicacer Louis Riel, sa biographie parue en 2003 chez Drawn & Quarterly.

La maison d'édition montréalaise est une référence du secteur, avec Koyama Press (Toronto), Conundrum Press (Nouvelle-Écosse), et La Pastèque qui héberge la saga des «Paul» de Michel Rabagliati.

Les dédicaces, une exposition et des tables rondes ont rythmé le week-end, lors duquel il fut rappelé que le Canada, patrie de Harold Foster (Tarzan, Prince Vaillant) et Joe Shuster (Superman), est une place forte du 9e art. Son histoire a aussi été marquée, au Québec, par le «Printemps» de la BD, une période (1968-1975) au cours de laquelle ont éclos des auteurs comme Pierre Fournier et son superhéros, Capitaine Kébec. «Puis, on a vu arriver Julie Doucet et on s'est de nouveau dit que quelque chose était en train de se passer», raconte Siris au sujet de la dessinatrice montréalaise dont le fanzine Dirty Plotte a attiré bien des regards à la fin des années 80.

Auteur de l'autobiographie Vogue la valise, Siris a participé aux débats et dressé un panorama de cette scène écartelée entre deux grandes influences: BD franco-belge d'un côté, comics américains de l'autre. Les deux solitudes n'ont donc pas épargné la bande dessinée. Né en Ontario, star de la BD autobiographique avec Chester Brown et l'Américain Joe Matt (également présent à Paris), Seth confirme.

«J'ai attendu d'avoir 21 ans, à Toronto, pour découvrir Hergé. C'est difficile à croire, mais Tintin est méconnu des anglophones.»

Auteur à succès (This Will All End in Tears, Mid-Life), Joe Ollmann - qui vit à Hamilton, en Ontario - relativise: «Les deux camps existent, mais ils ne sont pas opposés. De plus en plus d'artistes naviguent de l'un à l'autre.» Même observation chez Julie Delporte, Française établie à Montréal depuis 15 ans, qui traite de sujets intimes sous des crayons de couleur: «J'ai travaillé à la librairie Drawn & Quarterly qui, d'abord anglophone, agrandit son rayon francophone au fil du temps. La volonté de briser la solitude existe.» Siris martèle: «On est une force, ensemble!»

Aux tables rondes et dans les allées du salon parisien, où se rencontrent aussi quatre chercheurs de la Société canadienne d'étude de la bande dessinée (SCEBD), les artistes se serrent les coudes. Il s'agit de défendre une confrérie fragile. «La scène est forte, mais pas appréciée à sa juste valeur», juge Joe Ollmann, pour qui «on ne peut pas vivre de la BD»: «Je fais ce métier depuis 35 ans, je m'estime plutôt bien loti, mais je dois travailler à mi-temps dans une librairie.» Nina Bunjevac, qui noircit des planches expressionnistes à Toronto, déplore: «Le livre n'est pas, au Canada, une nécessité culturelle. Or, la passion ne suffit pas. Il faut aussi manger et mettre un toit au-dessus de sa tête.» Même Chester Brown, du haut de sa notoriété internationale, le constate: «Je continue de me battre. J'ai la chance d'avoir du succès à l'étranger, parce que je ne pourrais pas vivre de mes seuls droits d'auteur canadiens.»

Et pourtant, quelle vitalité artistique! Derrière les locomotives, les auteurs talentueux fleurissent - au Québec notamment - par l'entremise d'un maillage de fanzines et de petits éditeurs. En la feuilletant dans les kiosques, les bédéphiles parisiens l'ont constaté: plus que jamais, la BD canadienne est à suivre.