Bïa Krieger est connue du public amateur de musique du monde sous son seul prénom: Bïa. Pour sa première incursion dans l'univers de la prose, la Brésilienne d'origine et Québécoise d'adoption a fouillé dans ses souvenirs, dans les archives familiales et dans l'histoire des pays latins où elle a vécu pour dévoiler une nouvelle facette de son talent. Son récit, Les révolutions de Marina, est porté par un souffle épique: celui d'une femme en devenir, encore tout empreinte des couleurs de l'enfance, tiraillée entre ses parents, leurs idéaux socio-politiques et leur amour qui s'étiole, et confrontée à une Amérique du Sud en pleine crise identitaire, dans les années 70 et 80.

Quiconque connaît l'auteure-compositrice-interprète reconnaîtra son parcours à travers celui de son héroïne, Marina. «Mais ce n'est pas Bïa qui parle! Il ne s'agit pas d'un récit entièrement autobiographique, tient à préciser la principale intéressée. Ce livre, c'est le témoignage d'une enfant d'exilés qui rend compte non seulement de son histoire, mais aussi de celle de toute sa famille et de son pays natal, le Brésil. Je me suis rendu compte que peu de gens de ma génération se sont exprimés sur ce qu'ils ont vécu à cause des positions politiques de leurs parents en transformant en art leur expérience. Tant mieux si, par la bande, je réussis à réveiller la curiosité des gens sur l'histoire de l'Amérique du Sud dont on connaît surtout les clichés, ici. Du Brésil, on connaît par exemple le carnaval de Rio et la violence policière. Mais que sait-on du régime militaire qui y a sévi jusqu'à l'amnistie générale promulguée en 1980? C'est cette époque que j'ai voulu rendre, avec la perspective que Marina a des événements qui secouent son petit monde, et le reste du monde aussi.»

 

À 12 ans, Marina apprend donc de la bouche de son père que ses parents se séparent. Une séparation qui survient après des années de lutte commune contre la dictature militaire brésilienne. Après la prison, la clandestinité, l'exil, les nombreux déménagements et éternels recommencements.

Lui, Marçal, avocat de formation, fils de la dévote et matriarcale Tônia et du descendant d'immigrés allemands Augusto aux convictions tranchées, refera rapidement sa vie auprès de Patty (une belle-mère non pas marâtre, mais à l'influence très positive sur Marina). Elle, Leonora, architecte issue de l'union quasi improbable entre la féministe avant l'heure Nina et le vaillant et protecteur Basil, apprivoisera sa nouvelle liberté dans la foule anonyme de São Paulo.

Entre les deux, à l'aube d'une révolution toute personnelle et intime - l'adolescence -, Marina tente de trouver sa place. Trimballée dans la tourmente politique de tout un continent et dans celle du couple que forment Marçal et Leonora, la jeune fille se fait caméléon. Elle apprend à survivre tantôt au Chili, tantôt au Pérou, tantôt au Portugal, habitant parfois chez Nina et Basil ou passant quelque temps chez Tônia et Augusto, bien qu'elle aspire à son propre «Graal trop longtemps inaccessible: routine et monotonie».

«J'ai puisé au fond de ma mémoire, revécu un flux d'émotions pour faire ressortir des moments précis comme autant de morceaux d'un puzzle. Ce qui m'intéressait, c'était d'interpréter comment ces moments façonnent celle que Marina est en train de devenir. Son histoire en fera-t-elle quelqu'un de plus résilient, de plus résistant à la douleur ou, au contraire, quelqu'un de plus insécure, de plus fragile? Comment ces révolutions affecteront-elles ses capacités à entrer en relation avec les autres? Voilà les interrogations du livre, auxquelles je n'ai pas essayé de trouver toutes les réponses.»

Renouer avec son enfance

À l'instar de Simone de Beauvoir, son écrivaine fétiche, Bïa Krieger a voulu renouer avec l'enfant et l'adolescente qu'elle avait en partie été, consciente qu'«il faut avoir soi-même vécu un peu pour pouvoir avoir le recul nécessaire pour comprendre notre parcours et celui de ceux qui nous entourent». Ceux-là prennent chair et vie, par petites touches pas toujours flatteuses.

«Je me suis permis, aux fins de mon récit, de concentrer certaines caractéristiques, de grossir des traits de personnalité, et même d'en inventer, pour donner de la consistance romanesque à mes personnages. Je me suis d'ailleurs excusée d'avance auprès de ma famille, dont certains membres auront peut-être de la difficulté à se reconnaître! C'est pour ça que tous mes personnages portent des noms fictifs!» lance Bïa en riant.

Dans le processus de création, on sent que la musicienne n'était jamais bien loin derrière l'auteure. Ses chapitres sont courts, marquant le rythme, donnant du souffle à sa plume. «C'est drôle que vous disiez cela, parce que dans le premier jet du livre, chaque chapitre s'ouvrait sur une chanson qui traduisait, à mes yeux, l'émotion propre à ce que j'y racontais, confie Bïa. J'ai gardé des extraits de certaines dans la version finale. Elles ne sont pas de moi, mais plutôt signées par des artistes à qui je voue un très grand respect, de Chico Buarque à Richard Desjardins, et donnent une couleur à certains des moments forts du récit.»

Bïa Krieger se permet aussi des allers et retours dans le temps et l'espace pour raconter ses personnages. Comme autant de couplets entre chaque refrain mettant en vedette Marina. «Quand j'ai compris que ma narratrice allait présenter des moments de son propre passé, mais aussi du passé de sa famille et de l'histoire de son pays natal, entre autres, j'ai dû assumer un récit déconstruit. J'ai fait le choix de ne rien remettre en ordre chronologique afin de garder ce rythme, justement, qui seyait bien à Marina et aux siens.»

Habituée de chanter autant en portugais, sa langue maternelle, qu'en français, en espagnol et en anglais, Bïa Krieger a opté pour la langue de Molière pour plonger dans cette aventure littéraire. «En fait, c'est le français qui m'a choisie, déclare-t-elle. J'ai une plus grande facilité, volupté, sensualité à écrire en français. C'est la langue dont je maîtrise le plus le vocabulaire, qui me permet le plus de subtilités. C'est aussi celle dans laquelle on peut écrire au passé simple sans que ça sonne pédant!»

Elle ajoute que son choix de conjuguer les verbes de son récit au passé simple relève de la «puissante empathie» ressentie envers Simone de Beauvoir, dont elle venait tout juste de lire Le deuxième sexe, au moment d'écrire Les révolutions de Marina. Elle cite d'ailleurs de Beauvoir quand elle parle de «ses» grands-parents maternels, dans son récit. «Ma grand-mère aurait été insultée d'être qualifiée de féministe et pourtant, au quotidien, elle en était une. Même chose pour mon grand-père qui, dans une société machiste, a su être avant-gardiste en aidant sa femme aux tâches ménagères, par exemple», souligne Bïa Krieger.

Cette dernière a par ailleurs pris goût à la prose. «C'est le début d'une nouvelle constante pour moi», confirme-t-elle. Au point où elle n'hésitera pas à mettre sa carrière d'auteure-compositrice en veilleuse. Elle prêtera sa voix aux textes des autres et misera sur l'interprète quand viendra le temps de monter sur la scène «pour encore quelques mois au moins». Car, sous sa plume, les mots coulent toujours, en français, pour raconter autre chose que des histoires courtes, condensées. «Ce dont j'ai envie de parler, la façon dont j'ai envie de jouer avec les mots, toutes les idées qui me viennent réclament d'être explorées plus longuement! clame-t-elle. Et puis, la prose semble avoir drainé toute mon énergie créatrice: je n'ai pas écrit une seule chanson depuis mai 2008!»

En fait, elle est déjà plongée dans l'écriture d'un deuxième titre. «Je savais que Les révolutions de Marina se terminerait à l'adolescence, alors que l'avenir de mon personnage demeure très ouvert, voire flou. Du coup, j'ai commencé un autre livre, qui sera un peu la suite de celui-ci», révèle-t-elle.