Le romancier turc Orhan Pamuk a gagné le prix Nobel en 2006. Un Nobel politique, a-t-on chuchoté, car Pamuk, résolument laïque dans cette société musulmane, a osé aborder la question du génocide contre les Arméniens, sujet tabou en Turquie, même aujourd'hui. Chaque Nobel est politique, bien sûr, mais son dernier roman, Le musée de l'Innocence, démontre que l'homme en question a la plume digne du prix.

Nous revoilà dans le monde évoqué par Pamuk avec tant de beauté dans Istanbul, un monde de hüzün, mot arabe qui désigne la mélancolie. Le conservateur du musée s'appelle Kemal, fils de la bourgeoisie turque occidentalisée, qui n'a pas grand-chose à faire dans la vie à part gérer les usines de la famille avec son frère. Sa fiancée Sibel est issue de la même classe. Leur chemin est tout tracé devant eux, d'où la mélancolie, peut-être. Ce monde trop parfait n'attend que le bouleversement.

Et il arrive, non pas par la politique, mais par une lointaine cousine, Füsun, une fille de 18 ans qui travaille dans une boutique de mode où on vend principalement des contrefaçons de grandes marques européennes. Kemal, dans la trentaine, contemple cette beauté, et son coeur chavire.

Un homme mûr, une splendide adolescente - intrigue mille fois décrite dans des romans? Oui, mais sous la plume de Pamuk, l'intrigue un peu fatiguée se rajeunit. À commencer par des scènes d'amour qui arrivent au tout début du livre. Ce n'est pas tant la description de la passion des amants que le portrait de tout ce qui les entoure: les bruits qui montent de la cour, le paysage urbain, l'intérieur poussiéreux de l'immeuble Merhamet, l'ancien appartement de la mère de Kemal devenu un dépotoir pour la famille. Et le théâtre des grandes passions.

Mais nous sommes quand même dans la bonne société turque, dans les années 70, et Kemal, malgré sa passion, suivra la voie tracée devant lui. Ses fiançailles avec Sibel seront célébrées en grande pompe, avec des centaines d'invités - dont Füsun. Cette fête, minutieusement décrite, se soldera par le départ de Füsun. Blessée, elle rompt avec Kemal. Lui finit par rompre à son tour avec Sibel, mais trop tard.

Pari réussi

Parole d'écrivain, je vous jure qu'Orhan Pamuk tente un coup difficile et réussit admirablement. D'avoir lancé son roman par une explosion de passion et ensuite de passer des centaines de pages dans le deuil de l'amour, dans l'attente, dans l'espoir de retrouver Füsun - quoiqu'elle ait épousé un autre homme - tout en gardant le rythme du livre, c'est tout un exploit. Pendant huit ans, Kemal prend ses repas dans la famille de Füsun, souvent en présence de son mari, pour le simple plaisir de partager le même espace qu'elle. En attendant, Kemal vole de petits objets - un mégot de cigarette avec une trace du rouge à lèvres de Füsun, par exemple - pour pouvoir édifier son musée consacré à son amour. Un musée que nous pourrons visiter, grâce au billet placé à la page 650, et grâce aussi au plan du quartier que Pamuk nous fournit. Moi, j'y vais, pas de doute!

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Le musée de l'Innocence

Orhan Pamuk Traduit par Valérie Gay-Aksoy

Gallimard, 673 pages

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