Canadien d'origine, journaliste au magazine The New Yorker et auteur des best-sellers The Tipping Point (Le point de bascule) et Blink, Malcolm Gladwell était de passage récemment à Montréal, invité par les Éditions Info-Presse, pour parler notamment de son nouveau livre, Outliers, qui porte sur le succès et sur les conditions qui permettent aux gens exceptionnels de l'être encore plus. Rencontre avec un journaliste d'exception.

Q Nous sommes actuellement au milieu d'une grave crise financière. Est-ce que ce brassage vous donne des idées pour de nouveaux livres, pour de nouvelles façons d'analyser les phénomènes de société?

En fait, ce qui est arrivé dans le milieu financier est un vrai phénomène de type tipping point. La peur est devenue contagieuse. Les banques se sont retrouvées au milieu d'une épidémie de peur qui a miné la confiance de tout le monde. Ensuite, tout a déboulé. C'est donc typique du «point de bascule». Aussi, tout cela m'a fait penser à mon livre Blink, qui porte sur l'importance du jugement. Car cette crise a été largement causée, selon moi, par le choix du monde financier de se fier à des modèles informatiques qui non seulement ne se sont pas avérés utiles pour prévenir la crise actuelle, mais qui en fait ont été carrément dangereux, plutôt que de se fier à leur propre jugement, à leur instinct de personnes instruites.

Q Comment voyez-vous l'avenir aux États-Unis? Y aura-t-il des changements de valeurs? Des remises en question?

R Personne ne sait ce qui va se passer. Évidemment, la vie sera différente pendant un temps puisqu'il y aura pas mal moins de richesse autour de nous. New York est déjà très différent depuis quelques mois. Mais un changement de dynamique? L'attrait pour la richesse fait partie de ce qui constitue l'Amérique et ça ne changera pas. Cette attitude n'a pas été modifiée par la crise économique de 1929. Il y a eu une période de modération, mais dès que la richesse est revenue, c'est reparti comme avant. Évidemment, une crise peut donner la chance de redémarrer en faisant les choses mieux qu'avant. Mais pour le moment, on voit surtout des gens qui ont perdu leur emploi et qui souffrent.

Q Un de vos derniers articles dans The New Yorker portait sur le fait que les chefs-d'oeuvre ont souvent été réalisés par des gens d'un certain âge, ou du moins tard dans la vie. Vous voyez-vous là-dedans?

R Pas du tout. Mon parcours n'a rien d'exceptionnel. Cet article portait sur des gens exceptionnels.

Q Oui, mais il y avait quelque chose pour tout le monde dans cette idée qu'il n'y a pas d'âge pour accomplir de très grandes choses...



R Effectivement. On abandonne nos rêves trop vite et on abandonne les gens prématurément. On oublie à quel point il faut du temps pour maîtriser l'art de bien faire les choses.

Q Dans votre nouveau livre, Outliers, vous parlez du succès et de tous les facteurs extérieurs aux individus qui peuvent expliquer pourquoi ils réussissent. Quel message, espérez-vous, sera entendu? Vous dites, par exemple, que les joueurs de hockey professionnels ont souvent été avantagés par le fait qu'ils sont nés en début d'année.

R J'aimerais que les gens qui ont du succès soient humbles et conscients des chances qu'ils ont eues et de tous ceux, autour d'eux, qui ont contribué à leur succès. Qu'ils réalisent à quel point ils ont été au bon endroit au bon moment, et que c'est ainsi qu'ils ont pu profiter d'occasions exceptionnelles. Cela dit, je ne veux pas minimiser le talent des joueurs de hockey. Ce que je dis, c'est que bien d'autres joueurs auraient la possibilité d'atteindre leur niveau s'ils avaient les mêmes chances qu'eux. Et pourquoi ne pas donner la même chance à d'autres jeunes? Pourquoi devrions-nous nous limiter à 100 grands joueurs de hockey si on peut en avoir 200? La LNH serait plus intéressante! On ne devrait pas se limiter.

Q Même chose pour l'école?

R Je crois qu'on ne donne pas aux jeunes tout ce qu'on devrait leur donner en éducation. Nous devrions notamment ramener l'idée de «travailler fort» dans nos écoles et donner aux jeunes défavorisés la chance de travailler fort. Un chapitre de mon livre parle de ces questions, notamment d'un programme américain qui s'appelle KIPP et qui, en leur imposant de longues heures de travail, donne une chance aux jeunes de milieux défavorisés de rattraper les enfants de la classe moyenne. Je pense que, de façon générale, ce serait une bonne idée que nos enfants aillent plus longtemps à l'école, qu'ils fassent de plus longues journées, pendant une plus grande partie de l'année... Je pense que les écoles fonctionnent, mais je ne pense pas qu'il y en a assez.

Q Vous considérez-vous encore comme canadien même si vous habitez New York depuis des années?

R Absolument. Je ne deviendrai jamais américain. Je suis canadien, fier de l'être et pour toujours.

Q Vous reviendriez vivre ici?

R Pourquoi pas? Je suis encore jeune! J'ai 45 ans. Mais New York est amusant et mes amis sont là. Et c'est facile de trouver des idées d'articles à New York. Mais peut-être qu'un jour, je reviendrai.