L'homme est une espèce musicale. C'est ce qu'on déduit de Musicophilia, dernier ouvrage du neurologue Oliver Sacks. Discussion sur les hallucinations de Schumann, le café au rhénium et l'identité retrouvée.

Clive Wearing est prisonnier du présent. Le compositeur américain y vit constamment. En 1985, à 47 ans, une encéphalite herpétique a effacé sa mémoire à court et à long terme. Son dernier souvenir remonte aux années 60, où il croit encore vivre.

Pour le reste, rien. Il cligne des yeux et le moment s'engouffre quelques secondes plus tard dans l'oubli.

«Imaginez une nuit qui dure cinq ans. C'est comme d'être mort. Je suis mort, voilà ce que j'en conclus», confiait-il en 1990.

« (Clive) repose sur une minuscule passerelle enjambant un abîme», résume sa femme Deborah. Cette passerelle, c'est un peu elle. Le couple existe encore. Wearing est incapable de la décrire en son absence. Mais elle lui semble vaguement familière à chaque rencontre. Si elle part au dépanneur, il lui lance «on ne s'est pas vus depuis des lustres» à son retour. Quand la passion devient lassitude...

Après quelques années, sa femme a constaté quelque chose d'étrange. Elle montre une partition à son mari et commence à chanter. Sans avertissement, il prend le rôle du ténor et l'accompagne. Elle le couvre alors de baisers. Il se souvenait de quelque chose. Il restait quelque chose de lui.

«Clive peut encore improviser au piano, composer et diriger un orchestre, explique son médecin Oliver Sacks. Ses facultés musicales sont restées pratiquement intactes. La musique est peut-être son seul secours. C'est ce qui lui procure une joie immédiate. Et surtout, c'est ce qui lui procure une certaine identité.»

Sacks raconte cette histoire et plusieurs autres dans Musicophilia, récemment traduit en français. Il y poursuit le travail d'Un anthropologue sur Mars et L'homme qui prenait sa femme pour un chapeau, deux de ses ouvrages les plus connus.

Le neurologue mélange ses histoires à celles de ses patients et de personnages historiques pour expliquer comment la musique affecte notre cerveau. Les clins d'oeil littéraires abondent. Dans une vingtaine de courts chapitres, Proust côtoie Wagner et des malades anonymes.

Le bruit comme compagnon

«Pouvez-vous parler un peu plus fort? Je suis pratiquement sourd», confesse Oliver Sacks au début de notre entretien.

Il ne s'aide pas. Son bureau se situe à l'intersection Horatio/Greenwich, «la plus bruyante de New York». L'air climatisé fonctionne habituellement. Il y a aussi le lecteur CD qui joue habituellement du Bach, et parfois les touches de sa vieille machine à écrire avec laquelle il rédige encore ses ouvrages.

Le docteur s'avoue solitaire. Il est économe de ses mots, mais devient loquace quand on parle d'une de ses passions. Le tableau périodique, dont il traîne différentes représentations dans son portefeuille.

Un ting retentit.

«Vous entendez? C'est mon bâton de rhénium qui frappe un bol de fer. Devant moi sur mon bureau, j'ai 50 ou 60 éléments. J'aime beaucoup le rhénium. Il est rare et noble, et c'est le 75e élément, 75 comme mon âge. J'utilise même ma barre de rhénium pour brasser mon café.»

Apparemment, ce n'est pas dangereux.

Cette fascination remonte à son enfance, racontée dans Oncle Tungstène. Quand il grandissait à Londres, tous ses oncles du côté maternel étaient scientifiques. Encore gamin, le petit «Juif athée» découvrait le tableau de Mendeleïev. «Je l'imaginais descendre du mont Sinaï avec ses tables. Je débordais d'excitation. L'univers avait un ordre, et on pouvait le comprendre. Le monde devenait soudainement logique et sensé.»

Après son diplôme en médecine à Oxford, il se rend en Amérique. Le début des années 60 devient un long voyage. Il passe par Montréal. Éteint des feux de forêt en Colombie-Britannique. Tente même de se joindre à l'armée de l'air du Canada. «Je voulais voler mais on m'a refusé, explique-t-il. Je n'ai jamais pu voler. Le plus près que je m'en suis approché, c'est sur ma moto.»

Il a ensuite travaillé au Mount Zion Hospital de San Francisco, avant de finalement aboutir au Beth Abraham de New York. C'est là qu'il a rencontré les victimes d'encéphalite léthargique (symptômes semblables à ceux des parkinsoniens). Les premiers patients chez qui il a constaté le pouvoir de la musique. «Ils peinaient à amorcer le moindre mouvement. Mais ils pouvaient danser grâce à la musique. C'était incroyable.»

Plus tard, il constate que le L-DOPA donne des résultats similaires. Mais les patients finissaient par s'habituer au médicament. Pas à la musique. Cet épisode, il le raconte plus longuement dans L'éveil (devenu en 1990 le film Awakenings, avec Robert De Niro et Robin Williams).

Mystère de la matière

On découvre plusieurs cas fascinants dans Musicophilia. Celui du pianiste Paul Wittgenstein, frère du célèbre philosophe Ludwig. Plusieurs années après son amputation, le manchot «sentait» encore ses doigts lorsqu'il s'installait au piano.

Celui aussi de Nikonov, critique russe du XIXe siècle. L'opéra Le prophète de Meyerbeer a déclenché sa première crise d'épilepsie. La musique est devenue sa phobie. Il a dû changer de métier.

On apprend aussi que Schumann souffrait d'hallucinations auditives vers la fin de sa vie. Il entendait une «terrible note unique - un «la» d'une intensité insupportable qui retentissait jour et nuit».

Par le truchement des anecdotes, Sacks partage quelques découvertes scientifiques. «Une des plus étonnantes, c'est que neurologiquement, imaginer la musique est presque aussi puissant que de l'entendre. On le sait grâce aux chercheurs de Montréal. Vous habitez dans la capitale mondiale de la recherche sur la musique. Vous le savez, j'espère.» Ces hallucinations peuvent être agréables, ajoute-t-il. Par exemple, son père, médecin lui aussi, traînait toujours des partitions dans sa poche. Entre deux patients, il les regardait pour s'offrir «un concert privé».

Pour d'autres, la musique s'apparente à une incompréhensible agression. Ils souffrent d'amusie - l'incapacité de percevoir la musique, ou du moins son organisation sonore. Une patiente de Sacks donne un nouveau sens à Je chante comme une casserole des Colocs. Quand d'autres entendent U2, elle entend des chaudrons qu'on frappe avec une cuillère.

Grâce à ces cas, Sacks le neurologue analyse la musique comme une réaction du cerveau aux vibrations de molécules dans l'air. Mais Sacks l'auteur ne la réduit pas à cela. L'expérience subjective de ses patients l'intéresse tout autant.

On lui demande si ses connaissances rendent la musique plus mystérieuse. «Oui, oui, interrompt-il le journaliste. L'émerveillement augmente avec le savoir. Je réalise à quel point on en connaît peu. Pourquoi la musique émeut-elle autant? Après avoir écrit ce livre, je le comprends encore moins. Quand j'écoute la Messe en si mineur de Bach, je fonds parfois en larmes. Pourquoi? Je ne sais pas.»

Musicophilia

La musique, le cerveau et nous

Olivier Sacks

Seuil, 430 pages

39,95$

***1/2