Le Grand Prix du livre de Montréal. Le Prix des collégiens. Et, lundi dernier, le Prix des libraires, l'un des plus influents au Québec. Avec Le ciel de Bay City, roman flamboyant qui ne cesse de renaître des cendres dont il s'inspire, l'écrivaine Catherine Mavrikakis, longtemps confinée dans la marge, accède au grand public, qui devait bien la connaître un jour.

La Presse avait qualifié ce roman de «feu d'artifice dans un ciel noir. Une bombe. Une oeuvre dont on sort secoué, courbaturé, épuisé, mais franchement ébloui». Et l'avait placé en tête de la liste des meilleurs romans de la rentrée.

Pourquoi une si belle réception pour Le ciel de Bay City, cinquième livre de fiction de Catherine Mavrikakis, alors que la force était déjà là dans Deuils cannibales et mélancoliques, son premier roman, publié il y a neuf ans, que réédite Héliotrope ces jours-ci? Dans ce premier roman «sauvage», où tous les morts se nomment Hervé, elle écrit: «Le récit empoisonné est un genre qu'il nous faut réinventer.» C'est fait...

«J'ai l'impression qu'on voit moins ce poison dans Le ciel de Bay City, explique-t-elle. Moins que si j'avais situé l'histoire à Brossard ou Anjou. Le fait que l'histoire se déroule aux États-Unis m'a donné la possibilité de mieux jouer avec mes poisons. J'ai l'impression d'être un poison moins rapide. On m'a beaucoup reproché d'être trop violente, mais là, on dirait que j'ai une violence qui est plus à retardement.»

Difficile de ne pas lui rappeler ces lignes de Deuils cannibales sur les prix littéraires. «Au Québec, il y a plus de prix littéraires que de livres écrits. (...) Ici chaque livre est salué par une récompense, les critiques prennent constamment des gants blancs pour parler d'un auteur et les journaux sont tellement insipides qu'il faut aller chercher la critique ailleurs, comme une bouffée d'intelligence.» Elle éclate de rire. «Il faut rigoler et il faut bien me le rappeler, mais je suis quand même d'accord avec ce que j'ai écrit. Ce qui m'embête, c'est la culture des prix. Pour être reconnu, il faut avoir des prix, et je trouve ça un peu dommage quand je pense à ceux qui n'en ont pas. Par contre, je n'avais pas envie de me placer dans cette violence-là ni de bouder mon plaisir. Il faut garder une certaine méfiance critique; les gens qui gagnent ne sont pas nécessairement les meilleurs, mais en même temps je n'avais pas envie de répondre par la violence à un acte gentil.» Et puis ça lui fait du bien, même si tous ces honneurs la stressent beaucoup. «Je disais souvent à la blague que j'avais l'impression d'écrire seulement pour mes amis Facebook! Alors c'est vraiment génial d'écrire pour des gens que je ne connais pas. Le Prix des libraires, c'est un prix populaire, décerné par des gens qui aiment lire. Ces prix m'auront permis pour la première fois de dire: peut-être que je suis écrivain. Moi, je suis encore une enfant qui se dit que ce sont les autres qui le sont...» Elle est d'ailleurs en très bonne compagnie puisque le lauréat de la catégorie hors Québec est Cormac McCarthy, pour La route.

Parenté et héritage

Catherine Mavrikakis est une femme constamment à fleur de peau. Pourtant, elle n'élude rien, creuse ce qui la tourmente, regarde en face ce qui l'angoisse. «Un ami m'a déjà dit: comment ça se fait que vous portez le monde sur votre dos dans vos écrits? C'est la place de ma narration. J'ai l'impression que la littérature, c'est porter des choses qui ne nous regardent pas complètement. Je ne suis pas d'accord avec cette idée de ne parler que de ce que l'on a vécu personnellement.»

Deuils cannibales aborde le sida, Le ciel de Bay City, la Shoah. Elle voit une parenté entre les deux romans. «Il y a quelque chose de commun sur l'idée d'un groupe qui disparaît sans laisser de traces, dit-elle. Beaucoup de personnes autour de moi sont mortes si jeunes... J'ai été élevée dans la commémoration de la Deuxième Guerre mondiale, je dis toujours que je suis née en 1940 ou 1945 et pas en 1961. Je pense aussi que, en tant qu'intellectuels, on a été complètement élevés avec l'héritage de la Shoah. On nous disait: plus de poésie après Auschwitz. Mais qu'est-ce qu'il nous reste, alors?»

L'un des aspects importants du Ciel de Bay City est justement la question de l'héritage. Comment le transmettre sans empoisonner l'héritier, s'il est contaminé par l'horreur? Pour Catherine Mavrikakis, professeure de littérature à l'université et mère d'une enfant de 8 ans, ce n'est pas seulement une question philosophique ou littéraire, c'est aussi un combat quotidien. «C'est ma vie. Moi, j'espère ne pas avoir transmis mes problèmes à ma fille. Je fais très attention à cela. J'ai été pas mal traumatisée par plein de choses et, pour le moment, ma grande fierté, c'est de me dire en regardant ma fille, quand elle se lève le matin: elle, elle sourit. Elle est de bonne humeur. J'ai réussi quelque chose.»

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Le ciel de Bay City

Héliotrope, 292 pages, 24,95 $.

Deuils cannibales et mélancoliques

Héliotrope, 193 pages, 21,95 $.

Le blogue littéraire de Catherine Mavrikakis : www.editionsheliotrope.com/catherinemavrikakis