De la guerre fratricide au Liban à la lutte intérieure de l'immigrant, Rawi Hage prouve dans son deuxième roman, Le cafard, qu'il n'en a pas fini avec la dualité. Et qu'il est là pour rester.

Quoi de plus envahissant que la coquerelle? Mais quoi de plus résistant aussi? Le narrateur du Cafard (traduction française de Cockroach, paru l'an dernier), se réclame de cette espèce qui, paraît-il, serait la seule à pouvoir survivre aux cataclysmes.

Au lendemain d'un suicide raté, ce personnage traîne sa colère dans les rues enneigées de Montréal, dans ce pays si «monstrueusement en paix» selon la célèbre formule de Wajdi Mouawad, une espèce de purgatoire où il ressasse chez sa psy les souvenirs douloureux du pays qu'il a fui, tout en tenant de survivre dans cette cité où il n'a encore aucune appartenance. Aucun lien sauf cette corde qu'il a accrochée un jour à un arbre et qui n'a pas tenu.

Les chocs culturels, les métamorphoses, Rawi Hage connaît. En quittant le Liban à 18 ans, il s'est retrouvé seul à New York, son premier contact avec une ville occidentale, qui n'avait rien d'une visite touristique. Rupture brutale, de lieu et de langue. «Tout le monde m'a dit que j'ai eu de la chance de vivre à New York, mais pas vraiment, se souvient-il. Mes parents étaient encore au Liban, on vit toujours dans l'inquiétude, chaque coup de fil pouvant annoncer le pire. Je n'avais pas d'argent, je ne suis jamais allé à Broadway, et je n'ai pas fréquenté les grands restaurants.»

Deuxième choc lorsqu'il s'est installé au Québec. «L'hiver, c'est bien calme ici, note-t-il. Parfois, ça créait un petit vide, le dynamisme de New York me manquait mais, de plus en plus, j'ai apprécié le Québec. J'y suis devenu un peu plus socialiste, quand j'ai vu qu'on y dépensait un peu plus pour les choses sociales. De pouvoir aller à l'école, d'être en sécurité, ça fait de grandes différences dans la vie des gens.»

Pendant sa période new-yorkaise, le jeune homme ayant grandi dans la poésie arabe et les classiques de la littérature française n'a vécu qu'en anglais pendant neuf ans.

C'est devenu sa langue d'écriture, lui qui n'aurait jamais cru devenir écrivain, puisqu'il avait de sérieuses difficultés à l'école. Il avait choisi la photographie pour s'exprimer. Cependant, la photo ne valait pas mille mots, mais mille interprétations...

C'est dans cette troisième langue qu'il a écrit son premier roman, Parfum de poussière, qui lui a valu les éloges de la critique et de nombreux prix, dont l'IMPAC Dublin, doté d'une coquette bourse de 160 000 $. Métamorphose, vous avez dit? «C'est un grand changement de vie, confirme-t-il avec un sourire en coin. Mais quelque part, je suis toujours nostalgique de ma vie précédente. Dans mon ancienne vie, j'ai vécu comme un personnage de roman, alors que maintenant... Je ne sais pas! (rires) J'essaie toujours de recréer un peu ma vie de bohème, j'ai les mêmes convictions, je prends tout comme une blague. Être rien me manque...»

Rawi Hage aime ses personnages marginaux, montrer l'envers du décor, faire tomber les masques.

En cela, le narrateur du Cafard lui ressemble, sauf qu'il souffre de sa marginalité tout en y trouvant refuge. Incapable d'approcher les autres normalement, il pénètre, comme un cafard justement, dans leurs maisons pour se nourrir de leur intimité.

«Il a ce refus de la société, ce «j'accuse», explique Rawi Hage. Il se croit un peu moralement supérieur à tout le monde, tout en étant conscient de sa situation précaire.» Ce qui explique sa haine viscérale de ceux qui partagent sa condition.

«On hait souvent les gens les plus proches de nous. Les pauvres méprisent souvent les pauvres. Ce mépris entre égaux vient du fait qu'on voit souvent la même blessure dans les autres. Ce n'est pas une attaque contre l'autre mais contre soi-même.»

La vermine

La métaphore du cafard est riche de sens dans le roman de Rawi Hage, notamment parce qu'elle réfère à une insulte utilisée contre les immigrants, qui arrivent de partout, s'infiltrent et se multiplient dans la société. D'aucuns y ont vu une référence à la célèbre Métamorphose de Kafka, qui pourtant n'a jamais mentionné la nature de l'insecte dans son histoire.

Le cafard de Rawi Hage n'est pas paralysé mais en mouvement. Et, de toute façon, «Kafka n'a pas le monopole de la métamorphose», souligne l'écrivain, pour qui la nature de l'existence est le changement. Cela affecte autant les gens que les sociétés.

«Je pense que dans tout empire ou toute civilisation qui devient riche, l'intégration est un besoin économique inévitable. Mais une fois qu'on décide d'intégrer, on ne peut pas arrêter ça, ça devient une troisième identité. Tout se transforme dans la nature, pourquoi pas les cultures?»

À ce sujet, il s'inquiète de ce qu'est devenue l'immigration au Canada. «Ce n'est plus une immigration humaine et égalitaire, c'est une immigration de classe maintenant. C'est beaucoup plus dur pour les réfugiés. Tu dois avoir un grand potentiel ou de l'argent. Ce qui m'inquiète, c'est qu'on choisit de plus en plus d'immigrants conservateurs qui vont avoir une influence sur la politique de ce pays. Maintenant, on ne va jamais accepter un artiste ou un poète, mais un bureaucrate qui aspire à la voiture et au condo. Beaucoup d'immigrants votent pour Harper, alors qu'il n'aime pas les immigrants...»

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Le Cafard (Alto). Rawi Hage