Kenzie et Gennaro sont de retour dans Moonlight Mile, la suite, 12 ans plus tard, de Gone, Baby, Gone. Conversation animée avec Dennis Lehane, qui parle écriture et, aussi, de sa colère face à cette société américaine qui ne sait plus prendre soin des siens.

Une douzaine d'années après que Dennis Lehane eut mis le point final à Gone, Baby, Gone, Patrick Kenzie et Angela Gennaro sont revenus frapper à sa porte. Comme le font, parfois, les personnages en quête de nouvelles aventures. Cela s'était déjà produit à quelques reprises, l'auteur de Mystic River avait écouté. Puis, les voix s'étaient tues. Le romancier était passé à autre chose.

«Sauf que cette fois, ils ont persisté. Ça tombait à un moment où je me demandais ce qui était arrivé à la petite Amanda, qu'ils avaient retrouvé dans Gone, Baby, Gone, et où je me posais des questions à propos de l'impact du passage du temps et de la crise économique sur Patrick et Angie», a résumé l'écrivain lors d'un entretien téléphonique avec La Presse. Les réponses à tout cela se trouvent dans Moonlight Mile, qui vient d'arriver dans nos librairies en compagnie de Boston noir, recueil de nouvelles bostoniennes dirigé par Dennis Lehane - qui y signe aussi un texte.

Retour sur un dilemme

Gone, Baby, Gone se terminait sur une note grave: Kenzie, alors détective privé indépendant, décidait de rendre la petite Amanda, kidnappée par des gens qui ne lui voulaient que du bien, à une mère irresponsable. Angie, sa partenaire, n'était pas d'accord. «Ce roman posait des questions adultes, explique Dennis Lehane. Ce qu'a fait Patrick n'était pas facile mais c'était ce qu'il devait, sur le plan juridique, faire. Si nous transformons le système judiciaire en quelque chose de relatif, sur une base de cas par cas, la société va tomber en morceaux. On ne peut pas décider d'enlever un enfant parce que ses parents ne sont pas de bons parents. C'est le principe que Patrick défend - et on a besoin de gens comme lui. Angie, elle, aurait laissé l'enfant chez des gens aimants et «compétents» - et on a aussi besoin de gens comme elle.»

Il croit d'ailleurs que, pris dans ce dilemme, il aurait pensé comme Angie et laissé Amanda chez ses «kidnappeurs». «Il y a une part de moi en elle... mais comme c'est une femme, les lecteurs ne font pas le lien entre elle et moi aussi souvent qu'ils le font entre Patrick et moi.» Patrick, qui est «sa» voix (et celle des six «Kenzie-Gennaro», puisqu'il en est le narrateur), mais une voix transformée par la fiction. «Nous avons le même genre d'humour, mais son sens de la répartie est plus vif que le mien: les répliques lui viennent rapidement... sauf qu'il m'a fallu, à moi, des heures de travail pour les trouver. Nous avons aussi les mêmes goûts musicaux et nous aimons les Marx Brothers. Par contre, il est beaucoup plus brave et plus en colère que moi, et il a vu beaucoup plus de violence que moi.»

À cause de ces similarités, il ne lui a pas été difficile de retrouver la voix de Patrick Kenzie lorsqu'il a décidé d'écrire Moonlight Mile, qui commence par un coup de fil donné au détective par la tante d'Amanda, l'une des victimes collatérales du fiasco humain sur lequel a débouché Gone, Baby, Gone: maintenant âgée de 16 ans, la jeune fille a de nouveau disparu; il faut la retrouver. Nouvelle plongée dans un Boston glauque hanté, cette fois, par la mafia russe; et écrasé par la crise économique. La ville, et ses habitants. Dont Kenzie et Gennaro, qui sont maintenant mariés et parents d'une fillette de 3 ans.

«Le fait d'être parents les a changés: alors qu'avant, ils partaient à l'aventure et se mettaient en danger sans y penser à deux fois, à présent, il y a Gabriella. Elle change la donne. Et puis, quand je les ai quittés, il y a 12 ans, ils étaient travailleurs indépendants et gagnaient bien leur vie. Aujourd'hui, je ne connais aucun travailleur indépendant qui gagne bien sa vie. C'est pour cela que Patrick travaille dans une grosse société de surveillance. Et il est malheureux.»

Une décennie de vie

Pour Dennis Lehane, c'est modifier la voix de Kenzie, changé par une décennie de vie, qui a été plus ardu à faire. Le personnage est un homme maintenant conscient «que les choses totalement noires ou totalement blanches sont très rares». Il est aussi plus amer, car la vie l'est - plus amère. «Je voulais, écrivant Moonlight Mile, jeter un regard sur cette Amérique qui a laissé tomber sa classe ouvrière. Les gens qui ont provoqué cet effondrement financier ne sont pas professeurs, fonctionnaires ou travailleurs d'usine. Ce ne sont pas les radios nationales ou les réseaux publics. Ce sont les gens du milieu financier et leurs manières prédatrices. Ils ont détruit ce pays et ça me rend fou de colère. Parce que non seulement ils ont tout démoli mais en plus, ils ont réussi à convaincre ceux-là mêmes dont ils ont détruit la vie qu'ils ne sont pas responsables de la situation.»

Il est donc question de cela, entre les lignes de Moonlight Mile, roman très critique envers ces corporations qui «implantent leurs usines hors des frontières des États-Unis, font perdre leur emploi à des milliers de personnes et, ensuite, sont capables de demander, sans perdre leur sérieux, d'acheter américain».

En colère, Dennis Lehane? Oui. C'est un de leurs carburants, à ses personnages et à lui.

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Moonlight Mile

Dennis Lehane

Rivages/Thriller, 379 pages

Boston noir

Collectif/Présenté par Dennis Lehane

Rivages/Thriller, 285 pages