Jean Barbe estime que ses livres sont en avance sur lui-même. Son quatrième roman, Le travail de l'huître, qu'il vient tout juste de publier, est encore pour lui mystérieux. Mais il ne doute en rien de sa vocation d'écrivain, qu'il découvre petit à petit dans un lent processus de dépouillement.

«Il se passe quelque chose en moi, confie Jean Barbe, au café de l'Usine C où nous l'avons rencontré. Je suis en train de changer profondément. Après avoir été le kid kodak, le baveux, l'arrogant quand j'étais jeune, là, j'ai presque envie d'une vie d'ermite, de m'effacer. J'ai envie de ça, mais j'en vois aussi les dangers.»

 

C'est exactement ce que vit son personnage, Andreï, dans Le travail de l'huître. Sauf que dans le cas d'Andreï, ce retrait du monde n'est pas une tentation. Il y est forcé. Par un tour de passe-passe pas loin du fantastique, ce jeune russe aux idées révolutionnaires, qui rêve d'assassiner le tsar beaucoup plus pour se faire admirer des autres que par conviction personnelle, disparaît littéralement aux yeux des vivants parmi lesquels il continue d'évoluer. Après avoir fait le tour du monde et des hommes - croit-il -, il décide de se retirer dans une maison reculée, puisqu'il ne compte pour rien dans l'histoire des autres. Jusqu'à ce qu'une jeune femme, violée et laissée pour morte par une horde barbare, trouve refuge dans sa maison, où elle donnera naissance à un enfant non désiré. Qu'elle aimera malgré tout. Et Andreï, en les protégeant, retrouvera peu à peu son humanité, en aimant sans rien attendre en retour.

Jean Barbe n'arrive pas tout à fait à s'expliquer comment est né ce roman dans sa tête. Cela devait être à l'origine un roman comique, mais la vie en a décidé autrement. Son père est mort, puis une de ses meilleures amies. C'est devenu, selon lui, un roman sur la disparition, sur le deuil, sur notre impuissance. «Je pense qu'on est à peu près invisible aux yeux des autres, qu'on ne peut pas non plus grand-chose pour eux. À la fin, tout ce que peut faire mon personnage, c'est de souffler sur un enfant pour faire baisser sa fièvre. Je ne crois pas qu'on peut faire bien plus que ça.»

Le prix à payer

J'ai devant moi un homme qui aura bientôt 46 ans, qui a usé de toutes les tribunes avant de devenir le directeur éditorial des éditions Leméac, dans un geste de renoncement qui, à l'époque où il était chroniqueur, avait semblé plutôt théâtral. Il l'a fait, néanmoins, et s'est lancé dans sa nouvelle carrière sans rien perdre de son intensité, probablement parce qu'il a poursuivi dans une voie qui l'intéressait vraiment, et depuis longtemps. «Quand j'étais jeune, les écrivains étaient pour moi les plus grands héros qui soient. J'ai changé d'avis depuis... Mais de devenir écrivain, moi, le fils de Marcel Barbe, vendeur de clôtures Frost, c'était imprévu.»

«Ce sont les livres qui m'ont permis de choisir ma vie», croit-il. Et le roman est pour lui l'une des plus belles façons de participer à la grande aventure humaine. Mais cette formidable aventure a son envers, et il est personnel. «Chaque fois que je sors un roman, je suis au bord de la rupture avec ma blonde. Ce n'est pas facile de vivre avec un écrivain. Je l'aime ma blonde, ça fait 14 ans que nous sommes ensemble, nous avons des enfants. Mais je sais que mon prochain roman va me prendre quatre ans et je sais qu'elle n'a pas envie de vivre ça encore. C'est tough en tabarnak!»

L'écrivain est déchiré entre une existence qu'il trouve de plus en plus pleine et ses aspirations littéraires. «Je m'engage dans un chemin d'exigence qui va faire que je vais me retrouver un peu solitaire, en retrait dans les années à venir. Je ne suis pas sûr que ça me plaise beaucoup mais en même temps, je pense que ça va être la condition pour les livres que j'ai envie d'écrire, que ça va être le prix à payer.»

La compassion

Ange ou monstre, l'écrivain? Cette dualité est sans cesse présente dans l'oeuvre qu'il est en train de construire. Après un premier roman éreinté par la critique et qu'il admet aujourd'hui mauvais (Les soupers de fêtes), il a délaissé momentanément son rêve. «Je voulais avoir publié un roman avant 30 ans, mais je n'avais pas assez vécu pour ça», comprend-il. Là, j'ai l'impression que j'ai ce qu'il faut. J'ai vécu, j'ai les cheveux blancs. La position de l'écrivain, c'est une position de compassion, je crois.»

Ce sont finalement Comment devenir un monstre et Comment devenir un ange, appréciés autant de la critique que du public, qui l'ont mis sur la «mappe» littéraire. À force de travail, il est devenu un véritable maniaque de la structure du texte, passion qu'il tente de transmettre aux jeunes écrivains qui viennent déposer leurs manuscrits chez Leméac. Sans succomber au paternalisme, il note que la nouvelle génération écrit presque exclusivement au présent. «J'ai déjà dit que le présent était en train d'avoir raison du passé et de l'avenir. Il y a des bons livres écrits au présent, mais il y a une certaine forme d'amnésie dans bien des manuscrits que je reçois. C'est une question focale, et je demande aux auteurs: as-tu juste un présent? Est-ce que tu penses à ce qui s'est passé avant?»

C'est pourquoi Le travail de l'huître est écrit au passé simple, ce qui lui confère d'ailleurs un charme tout à fait classique. «Écrire au passé simple, je trouve que c'est une prise de position en faveur d'une longue histoire littéraire. Je m'inclus d'entrée de jeu dans cette tradition. J'aime ça monter sur les épaules de mes prédécesseurs pour voir plus loin, je trouve ça merveilleux.»

Et pas question de redescendre. Jean Barbe n'a aucune envie d'écrire des romans qui ne soient bons «que pour le Québec». «J'ai une ambition littéraire, pas pour devenir big, mais je me dis que, tant qu'à le faire, je veux me colleter avec les plus grands de la planète. Je veux faire partie de cette constellation-là, et je pense que j'en ai les moyens. Le talent, je ne sais pas encore, mais les moyens, oui.»

Son prochain roman? Un western, dans la plus pure tradition des «great american novels» ...

Le travail de l'huître

Jean Barbe

Leméac, 147 pages, 19,95$.