Il n'est pas mort sur la croix et ne croit plus en Dieu, même qu'il pense n'y avoir jamais cru. Il a coulé des jours tranquilles auprès de sa femme pendant plus de 50 ans... Dans Ceci est mon corps, Jean-François Beauchemin s'inspire de Jésus pour célébrer le mystère de la vie ici bas, sans recours à un hypothétique royaume des cieux qui n'appartient qu'aux étoiles.

Après La fabrication de l'aube, bouleversant récit de sa lente résurrection d'un profond coma (récit qui lui a valu le Prix des libraires l'an dernier), Jean-François Beauchemin continue de creuser un sillon qui manifestement l'anime, pas seulement comme écrivain mais comme homme. Non, cette épreuve physique qui la mené aux portes de la mort ne lui a pas fait découvrir la foi en Dieu. Ceci est mon corps, son 12e titre, est le deuxième roman de ce qui est annoncé comme une trilogie, mais surtout une réaction aux commentaires qu'a suscité La fabrication de l'aube.«Cela m'a toujours étonné d'entendre des gens dire et écrire que j'étais un miraculé, raconte-t-il. Quand je me suis relevé de ce coma, j'ai tellement eu ce sentiment profond d'avoir été dans un silence extraordinaire, dans un vide, que je ne pouvais pas concevoir que ce silence et ce vide correspondaient à quelque chose de vivant. C'était la mort. Je me suis dis que dans mon prochain livre, je voulais écrire une histoire dans laquelle un personnage souffre dans sa chair et survit à cette expérience douloureuse non pas à cause d'un miracle, mais grâce à son propre désir de vivre, grâce aux gens autour de lui. Quel personnage pouvait le mieux jouer ce rôle-là que le Christ, qui a beaucoup souffert? ».

L'écrivain est bien conscient qu'il s'approprie une figure vénérée, toujours aussi «à la mode» de nos jours avec les livres de Gérald Messadié ou Dan Brown, mais loin de lui l'idée de provoquer les croyants. «Cela ne me tentait pas de mettre en scène un demi-dieu et de le glorifier. Je suis athée, je n'ai pas la foi religieuse, mais cela n'empêche pas que cet homme m'a toujours intéressé.» D'ailleurs, dans ce long monologue d'un vieillard au chevet de son épouse à l'agonie, jamais le nom de Jésus n'est évoqué. Le narrateur lui-même réfère à ce qu'il était dans sa jeunesse comme un personnage, on le devine plutôt inquiet de ce que son ancienne bande des 12 est en train d'écrire à son sujet, incrédule face aux rumeurs qui grossissent autour de ce qu'il a fait, de ce qui s'est réellement passé dans cette période trouble de sa jeunesse où il se cherchait. Il n'a jamais multiplié les pains, Lazare ne s'est pas relevé de sa tombe, le diable ne s'est pas manifesté dans le désert, et, surtout, il s'est leurré trop longtemps...

Dans ce roman finement écrit, Jean-François Beauchemin s'approprie si bien le personnage de Jésus qu'on croirait entendre le narrateur de La fabrication de l'aube au crépuscule de sa vie, l'expérience douloureuse de la crucifixion (ou du coma), loin derrière, mais fondatrice de sa pensée. Beauchemin fait de Jésus un homme résolument moderne, peut-être trop moderne tant cet esprit a déjà fusionné toutes les traditions philosophiques qui feront l'Occident bien après lui. En cela, Ceci est mon corps n'est pas un roman historique, même s'il s'inspire de l'Histoire. Et encore, ce monologue est à la limite du roman et pas loin de l'essai. «C'est un récit hors du temps, une méditation» note Beauchemin, qui cite volontiers Montaigne ou Saint-Augustin comme sources d'inspiration. «Mais j'ai voulu libérer Jésus de son poids divin que j'ai toujours trouvé un peu lourd, de cet héritage juif qui est un monde pétri de merveilleux, de mythes et de rites. Je trouvais cela plutôt incompatible avec ce que j'ai voulu dépeindre. Mon Jésus est dans une lucidité face au monde, à la politique, aux arts.»

Et face à la mort. L'un des messages essentiels de la foi chrétienne est la victoire de l'esprit sur la chair, alors que le Jésus de Beauchemin ne fait aucune différence entre les deux et ne croit qu'en la vérité du corps... «L'esprit est un prolongement de la chair et quand la chair meurt, l'esprit meurt, affirme l'écrivain. Il n'y a plus de vie, il n'y a plus rien. On n'est pas habitué d'entendre ça dans la bouche de Jésus! L'âme, si on en a une, ne vit que l'espace d'une existence, qu'entre la naissance et la mort. Avec cette idée-là, je vais à l'encontre du message de la chrétienté et, en fait, de toutes les religions. Mais je ne cherche à convaincre personne. Mon personnage ne croit qu'en ce monde-ci, qu'en la réalité, puisque cette réalité là, il sent qu'elle fait partie de lui et qu'il fait partie d'elle, si bien qu'il voit mal comment il pourrait faire partie d'un autre monde.»

Jean-François Beauchemin est déjà attelé à l'écriture du troisième roman de sa trilogie, qui traitera sensiblement des mêmes thèmes. «La douleur, la mort, l'amitié, l'amour... Ce sont un peu les obsessions de cette trilogie. Je suis un peu obsédé, disons! Mais même si ces trois livres traitent pas mal souvent et longtemps de la mort, dans les trois cas, c'est la vie qui l'emporte toujours. C'est un passage obligé; si on veut parler de la vie avec vérité et profondeur, il faut qu'on passe par la question de la mort, mais ça ne veut pas dire qu'il faut s'y arrêter... »