Mais pourquoi fait-elle des oeuvres avec les morts ? C'est ce qu'on a envie de lui demander, en référant au titre de son très beau recueil de nouvelles, Pourquoi faire une maison avec ses morts. Élise Turcotte est pourtant une femme joyeuse, qui ne cache pas ses angoisses, ni le fait qu'elle n'a pas vécu de drames particulièrement morbides. « Quand j'ai publié ce livre, les gens m'ont dit : " Maintenant, tu es sereine par rapport à la mort ", raconte-t-elle. Mais jamais ! Je ne veux même pas être sereine par rapport à ça ! »

Ça l'énerve aussi qu'on l'étiquette comme une écrivaine spécialiste des « petites choses ». Et, en effet, on ne peut pas dire que dans Guyana, son nouveau roman, elle aborde de « petites choses » : meurtre, viol, cancer, deuil, même le suicide collectif de Jonestown en 1978 au Guyana, qui avait fait 913 victimes dans une secte ! La liste pourrait faire frissonner, mais on doit comprendre que ses personnages survivent et subsistent dans ces « petites choses » de la vie quotidienne devenues essentielles pour ceux qui doivent vivre avec les fantômes. « Les petites choses, c'est ma manière, dit-elle. En écriture, je n'aime pas les gros sabots. Je ne fais pas du roman à la Balzac, au contraire, j'aime enlever toutes les couches. Je fais de la recherche et puis je ne m'en sers pas... Ce qui m'intéresse, c'est ce que les personnages vont faire. »

La mort, c'est viscéral, c'est l'un de ses grands sujets, une peur physique depuis longtemps, peut-être reliée à la claustrophobie dont elle souffre, pense-t-elle. « Mais ce que j'aime vraiment faire dans un livre, malgré sa noirceur, malgré de gros drames, c'est de faire sentir la vie. Mes personnages sont des êtres extrêmement en vie et c'est ce qui leur permet de passer au travers. »

Dans Guyana, une mère et son fils, Ana et Philippe, sont unis de façon bouleversante par le deuil, mais séparés par un mystère qui jette de l'ombre dans la vie d'Ana. Mystère qui prend une nouvelle densité lorsque leur coiffeuse à tous les deux, Kimi, est retrouvée pendue dans son salon. Kimi était le symbole de leur recommencement... Ana ne croit pas au suicide et se lance dans une enquête aux ramifications très personnelles.

Comme un polar poétique

Guyana se lit pratiquement comme un polar poétique, au départ claustrophobe, justement, mais qui s'épanouit dans une finale dont on ne vous révélera rien, tant elle est franchement étonnante. « Je lis beaucoup de romans policiers, j'aime ça, confesse Élise Turcotte. Ce n'est pas ce que j'écris, bien sûr, mais j'ai toujours pensé que le travail d'un écrivain est au fond un travail de détective. On place ses personnages et on cherche l'histoire de ces personnages là. Joyce Carol Oates a déjà dit qu'écrire un roman, c'est une conscience en évolution. Je crois vraiment à ça. Je suis intéressée par l'évolution de ma conscience et de la conscience de mes personnages, et il y a dans cette évolution ce que je vois du monde, et ça s'imprime dans l'histoire. »

Sans verser du tout dans l'autofiction, Élise Turcotte s'est inspirée au départ d'une anecdote bien réelle. La coiffeuse de ses enfants a vraiment été retrouvée pendue. Comme Kimi, elle venait de Guyana. Pour le reste, l'écrivaine a tout inventé dans ce roman à trois voix, celles d'Ana, de Philippe et de Kimi, qui sont liées profondément dans leurs douleurs et leur appétit de vivre. Particulièrement Ana et Kimi, qui partagent l'expérience de la catastrophe, l'instinct de survie et un certain sixième sens face aux dangers. « Je pense qu'on peut trouver dans tous mes livres des survivants, note Élise Turcotte. Dans une esthétique de la disparition, comme le disait Pierre Nepveu. C'est intéressant de penser que dans la vie, tout disparaît et qu'on survit à cela. Des deuils, on en fait tous les jours, de multiples façons, et je refuse de faire une hiérarchie dans le deuil. »

Mais il y a aussi cette conscience aiguë de la souffrance des femmes et des enfants, car Élise Turcotte dit s'inspirer plus des vaincus que des vainqueurs. Ça commence souvent par la poésie, cette conscience, et ses romans naissent en parallèle de ses poèmes. Son dernier recueil, Ce qu'elle voit, pourrait très bien s'insérer dans Guyana, souligne-t-elle. Comme des oeuvres soeurs.

Dommage pour ses étudiants, mais c'est une bonne nouvelle pour ses lecteurs : Élise Turcotte a reçu dernièrement la bourse de carrière du Conseil des arts et des lettres du Québec qui lui permettra de se consacrer entièrement à l'écriture pendant un an. Déjà trois livres sont en chantier ! « Ça permet tellement d'espace, dit avec enthousiasme celle qui avoue écrire très lentement. Ça permet de se déployer... »

Comme la conscience.

Guyana, Élise Turcotte, Leméac, 176 pages